À le voir aujourd'hui alterner le bon avec le très mauvais, à confondre parfois finesse et esbroufe, démarche artistique et projet purement mercantile, on en oublierait presque les débuts flamboyants de Ridley Scott, son apport considérable à ce genre étrange qu'est la science-fiction, et surtout son style empreint d'audace et d'élégance. Revoir The Duellists, c'est redécouvrir un cinéaste, son sens de la mise en scène parfois étourdissant, son talent pour évoquer avec pertinence une époque, une idée ou une atmosphère, c'est retrouver finalement cette fraîcheur et cet enthousiasme qui finissent par emporter notre adhésion.

Le plaisir est immense, savourons le, The Duellists est un véritable ravissement pour les yeux, une beauté plastique de tous les instants. Bien avant l'immonde Exodus, Scott compose son film comme un tableau de maître et applique son art avec talent et méthode : il alterne harmonieusement grands décors authentiques et intérieurs intimistes, jouant finement avec les pouvoirs évocateurs de la lumière crue, des clairs obscurs ou des éléments naturels afin d'élaborer une imagerie somptueuse et une atmosphère des plus troublantes. On passe ainsi de la vision d'une Dordogne hors du temps, au lever du jour, aux plaines sibériennes, lugubres et glaciales, en passant par l'intérieur oppressant d'une grange poussiéreuse, avec l'impression tenace d'assister à une nouvelle représentation de l'éternel spectacle offert par l'être humain, pitoyable et orgueilleux. Évidemment, cette démarche artistique n'évite pas certains écueils comme ces plans de transition, un peu trop poseurs, sur des natures mortes. Mais le principal reproche que l'on pourrait formuler à l'égard de ce film, c'est de n'être qu'une pâle copie de Barry Lyndon. Si Scott n'a jamais caché s'être inspiré du chef-d'œuvre de Kubrick, il serait injuste de réduire son travail à un simple exercice de style. Au lieu d'être la coquille vide que certains voudraient voir, The Duellists est avant tout un véritable drame historique, d'une tonalité certes intimiste, mais dont l'objectif modeste n'en demeure pas moins passionnant : retranscrire à l'écran l'ambiance de l'époque Napoléonienne, folle, insolente et fascinante.

Ridley Scott le sait très bien, il n'a pas les moyens de faire une immense fresque historique, alors il décide d'aller à l'essentiel, resserrant son cadre, son intrigue et ses personnages afin d'extraire ce qu'il croit être la sève de cette époque. La durée du métrage est réduite, évitant toutes digressions, les grandes péripéties du règne de Napoléon sont à peines évoquées et maintenues soigneusement en arrière-plan ; si l'ampleur du film est moindre, son efficacité s'en retrouve renforcée ! Evidemment, cette démarche a les limites de ses qualités : le manque d'écriture des personnages, réduits souvent à des archétypes, et la simplicité extrême de l'intrigue, empêchent The Duellists de concurrencer les grandes œuvres du genre. Mais cela importe peu tant Scott est arrivé à rendre vivant son drame historique, regardant à travers le prisme d'un simple duel acharné la vieille confrontation entre la France de l'Empereur et celle de la noblesse, avec en ligne de mire une certaine idée de l'honneur ou de la grandeur d'âme. C'est cette beauté trouble, cette tragédie ultime qui colle à cette époque que nous retrouvons ici : l’orgueil, la vanité, de batailler sans cesse afin d'étendre son empire est parfaitement retranscrite. Une démarche que l'on pourrait qualifier de puérile si elle n'entraînait pas chaos et destruction. Mais au fond, l'attitude de l'Empereur n'est pas différente de celle de la royauté : on y retrouve cette même déraison, cet irrépressible désir de grandeur et ce même pouvoir de fascination.

C'est ce que l'on retrouve parfaitement représenté par l'affrontement, sans cesse renouvelé, de deux hommes, d'Hubert et Feraud, l'un d'aspiration royaliste et l'autre bonapartiste forcené. Le motif de leur querelle est dérisoire, donnant une dimension éminemment pathétique à leur éternel duel. Les lieux se succéderont, les armes aussi, le temps va passer et user leur entourage, consumer leur vie à petit feu. C'est une façon de dire qu'en dehors du combat, ces hommes ne sont rien, que des pantins qui se cachent derrière leur apparat. Ainsi la question de l'honneur devient vite leur seule raison d'être, c'est une idole factice devant laquelle ils vont s'agenouiller ; le duel devient ainsi un rituel qu'un homme digne de ce nom ne peut contourner. Ainsi d'Hubert et Feraud se battent sans cesse, jusqu'à plus soif, jusqu'à l'absurde. Scott met bien en avant cette obsession furieuse qui pousse d'Hubert à s'élancer sur son cheval malgré la peur qui gagne son corps, tout comme elle aveugle de hargne Feraud, avant de les pousser à une pitoyable rencontre au front, où leur lutte semble dérisoire face à l'ampleur du désastre. Le final, majestueux et mélancolique, mettant aux prises des hommes qui ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes est forcément lourd de sens. L'image d'un Feraud en habit de l'Empereur, errant parmi les ruines sous un ciel crépusculaire (une séquence sans doute un peu chanceuse) pourrait être d'un symbolisme lourd si Scott n'avait pas eu le talent d'en tirer toute la poésie. Pour un premier film, c'est remarquable !

(7.5/10)

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le 28 nov. 2023

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Procol Harum

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