En 1990, on découvrait avec enthousiasme un Aki Kaurismäki (4 avril 1957, Finlande - ) totalement déjanté, imprévisible et hyper créatif, grâce à son survitaminé Leningrad Cowboys go America. Un tournant plus sombre s’amorçait mais la même énergie, quoique paradoxale, la même folie, se retrouvaient dans le magnifique J’ai engagé un tueur (1991), avec l’un des plus beaux rôles offerts à Léaud depuis Truffaut. La veine sociale y pointait déjà, occupant davantage le devant de la scène dans la réalisation précédente, La Fille aux allumettes (1990), et ne devant plus le quitter dans les suivantes, et cela dès La Vie de Bohème (1992).

Aussi se retrouve-t-on en pays connu, devant Les Feuilles mortes qui, comme le veulent les saisons, commenceront à se déposer sur les grands écrans français le 20 septembre 2023. Mais il semblerait que, le cap des soixante-cinq ans étant franchi, le maître finlandais ait souhaité, en esthète passionné, multiplier les hommages, dans cette dix-septième réalisation : deux humbles seront bien évidemment ses vedettes, des obscurs recevant de plein fouet la précarité sociale et la tyrannie des patrons. Ansa (Alma Pöysti) croise par hasard le chemin de Holappa (Jussi Vatanen) dans la nuit d’Helsinki, la nuit des pauvres, celle des karaokés et des bars miteux. Ils se plairont, se parleront, se perdront, se chercheront, se retrouveront, se reperdront, se reretrouveront… Les lieux sont ceux que Kaurismäki semble avoir définitivement adoptés : lieux du quotidien, supermarchés, usines, cabanes de chantier, habitats misérables… Même la mer n’est vue que depuis les quais des docks… L’image de Timo Salminen recueille excellemment cette noirceur, d’autant plus qu’elle est volontiers nocturne, tout juste traversée par l’éclat de quelques couleurs vives tout droit venues des années ‘60. Et l’attention accordée aux sons par Pietu Korhonen permet de rendre sensible cet univers où le mécanique semble l’emporter sur l’humain. L’un des héritages de Charlot, assurément.

Mais ce primat de la machine sur l’homme n’est pas le seul des tributs versés à l’univers de Charlie Chaplin : s’y ajoutent une forme d’humour, à la fois tendre et en réalité assez désespéré, et une certaine raideur dans le jeu des personnages, même si celle-ci, tout comme l’économie de mots, n’est pas sans évoquer la planète guère moins déjantée du cher duo belge formé par Fiona Gordon et Dominique Abel. Car outre la référence à son propre univers et à ses propres marottes, le réalisateur, scénariste et co-producteur a jonché ce long-métrage de renvois à ses prédécesseurs du cinéma mondial, par le biais d’extraits et d’affiches tapissant les murs, aussi bien privés que publics.

Pensées pour ses pairs qui ne le détournent toutefois pas totalement de lui-même, puisque l’hommage aux grands réalisateurs, aux grands films et aux grands acteurs inclut les siens propres. On croit souvent reconnaître, dans le public assez âgé qui hante les établissements fréquentés par les héros, les visages hautement singuliers des Leningrad Cowboys, et le générique de fin identifie avec certitude au moins l’un d’eux, Sakari Kuosmanen. Certaines tenues vestimentaires masculines effectuent leur retour de film en film, notamment la veste en cuir noir trop large de quelques tailles. Enfin, aussi représentées et aussi éclectiques que les films salués, les musiques, généralement intégrées à l’action, par le truchement d’un poste allumé, d’un karaoké, d’un concert… Depuis Ständchen, de Schubert, rarement utilisé de façon aussi émouvante, jusqu’à des romances radiodiffusées, en passant par des concerts rocks ou des créations islandaises underground et hautement déprimées, mais magnifiques, chantées par une chanteuse en robe de chambre…

Une grande poésie, une grande douceur, se dégagent de l’ensemble, par delà le prosaïsme des lieux, un peu à la manière du très beau film allemand, Une Valse dans les allées(2018), de Thomas Stauber. Une fois de plus, une seule richesse semble permise aux humbles, celle d’un lien créé, comme si Kaurismäki, de film en film, du moins dans sa veine actuelle, n’en finissait pas d’illustrer le refrain de Brel : « Quand on n’a que l’amour à s’offrir en partage… »




Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/les-feuilles-mortes-film-aki-kaurismaki-10062746/

AnneSchneider
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le 4 sept. 2023

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Anne Schneider

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