Un grand film de Jules Dassin, meilleur que La cité sans voiles, dont il reprend le style réaliste destiné à reproduire l'ambiance vivante de la ville, mais sans l'esbroufe de cette voix-off qui nous annonçait de manière tonitruante la nouveauté des décors réels. Ici, cet artifice sonore inutile et envahissant laisse la place à une mise en scène expressive et à des images qui parlent d'elles-mêmes. Et changement de ville et d'ambiance entre ces deux films, passant de New-York à Londres dans le milieu du showbiz.


En peu de scènes, la dynamique du "héros" (que j'appellerais ainsi par convention, même s'il a tout d'un pauvre "loser") est parfaitement décrite : à la fois poursuivi par une personne à qui il doit de l'argent, et en quête d'un projet ambitieux qui n'arrive jamais à terme. Un personnage secondaire, qui pourrait être l'amant de sa femme, mais qui demeure seulement un confident occasionnel (prouvant ainsi que plus que jamais, il s'agit du seul personnage sur lequel il peut compter, son unique échappatoire), résume son état existentiel : un artiste qui n'a pas trouvé un instrument à sa mesure, et pour cette raison-là, est dangereux pour lui-même et les autres, déçus ou gênés par son tempérament volcanique. Sa femme a raison sur un point essentiel : il n'est qu'un enfant rempli d'illusions. Au lieu de mener une existence rangée et paisible, qu'une photo posée sur un meuble rappelle d'ailleurs, il préfère le miroitement des étoiles de la reconnaissance et de la gloire. En quelque sorte, il s'est jeté lui-même dans les rouages de la fatalité, quelques personnages collatéraux l'ayant soutenu matériellement, mais ayant entraîné ironiquement leur propre perte. Il n'a pas un mauvais fond, loin des archétypes du genre, mais a simplement les yeux plus gros que le ventre. Un personnage typiquement shakespearien, toujours en mouvement, jamais en paix avec lui-même, sa passion sans objet le dévorant peu à peu, jusqu'à un dénouement noir de chez noir : il se transformera lui-même comme objet solvable pour sa femme, mais il n'aura au final ni argent ni femme.


Remarquons au passage le mec (Richard Widmark, que je découvre avec ce film) qui interprète ce rôle, vraiment bon, en reflétant par son jeu un personnage aux nuances recherchées, à la fois attachant et possédé, sans once de mal en lui, malgré ce qu'il fait (menteur, arnaqueur, manipulateur), agissant toujours au nom d'un idéal respectable mais malheureusement démesuré par rapport à ses possibilités réelles.


Les personnages secondaires sont également très intéressants, le patron du "héros" et de sa femme (instruments de sa chute programmée en puissance) en tête. D'abord, ce Boss incarne l'homme que le "héros" voudrait être tout en le détestant, à la fois adversaire et instrument incontournable de la gloire qu'il veut conquérir. Par sa corpulence, il est une sorte d'ogre du showbiz, possédant tout, sauf l'amour de sa femme qui reste avec lui pour le confort qu'il lui offre. Sa jalousie sera sa perte. Il est un alter-ego négatif du "héros". Ce dernier possède en effet la femme, mais il est dévoré par l'ambition, et c'est en désirant tout ce que cette dernière implique qu'il perdra tout. De son côté, la femme désire simplement l'indépendance. Séductrice et instrument indirect de la chute du "héros", elle a tout d'une femme fatale dans les deux sens du terme, sauf que les rôles vont inverser au cours de l'histoire, détruisant ainsi toute sa vie, dans ses bons et mauvais côtés.


Il ne faudrait pas oublier la ville de Londres, filmée au microscope avec ses ruelles tortueuses, ses petits appartements, ses différents quartiers allant du Music-Hall (miroir du succès apparent et illusoire du personnage principal) aux quartiers plus miteux (reflet de sa chute). Est aussi présenté le microcosme décrivant un cercle autour du "héros", fréquentations souvent peu respectables, réseau social constitué à partir d'anciennes ou de nouvelles combines (faussaires, faux mendiants, rabatteurs, musiciens de rue ...). Or, le réalisme de cette peinture sociale atteint souvent une forme plus onirique, presque cauchemardesque, non seulement par l'intermédiaire de ses personnages (la vieille femme à la fin m'a procuré quelques frissons par sa présence incongrue et inquiétante), mais surtout par la manière dont certains décors sont filmés lors des nombreuses fois où le "héros" est pourchassé, sous l'oeil d'une caméra (tout en contre-plongées et profondeurs de champ) et d'une photo particulièrement inquiétantes et oppressantes.


Tout à fait par hasard, en cherchant à tirer son épingle du jeu comme à son habitude, le "héros" tombe sur une apparente mine d'or, un vieux lutteur professionnel qui s'insurge de la trahison de son propre fils contre l'orthodoxie de l'art de son métier. L'histoire peut alors commencer. Ce qui est en jeu, derrière les manigances rusées du "héros" se déroulant sur un terrain glissant, c'est cette relation entre un père et son fils, la pureté d'un art et de l'homme d'un côté, et de l'autre son travestissement en forme spectaculaire et fructueuse. D'ailleurs, le combat qui opposera passionnément le père à la cime de son art, contre l'un de ses héritiers, l'une des scènes maîtresses du film selon moi, ne se produira même pas pour de l'argent, faisant ainsi complètement capoter le plan à la fois ingénieux et dangereux du "héros". Cette relation père-fils est vraiment poignante (rappelant certains Rocky), et constitue selon moi le fil sensible du film (à part peut-être les deux femmes, l'une espérant que le "héros" se pose enfin, et l'autre comptant sur sa "deuxième chance" pour enfin exister), alors qu'alentours magouilles et manigances s'organisent de manière inhumaine et vénale.


Bref, Les Forbans de la nuits est un chef-d'oeuvre authentique du genre du film noir, à la fois dans sa réalisation (bourrée d'idées de mise en scène ou de composition photographique), son esthétique (alternant superbement réalisme et onirisme), ses personnages (semblant issus d'une tragédie grecque), et ses thèmes (sur la pureté de l'art en tension avec les impératifs de rentabilité du show-business).

Arnaud_Mercadie
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le 11 mai 2017

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Dun

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