1957 est l’année qui consacre Ingmar Bergman comme un réalisateur majeur. « Le Septième Sceau » sort en février, est présenté à Cannes, où il obtient le prix du jury. Quelques mois plus tard, Bergman sort « Les Fraises sauvages », qui obtient l’ours d’or au festival de Berlin. Une performance remarquable, et probablement unique dans l’histoire du cinéma.


L’idée du film vient à Bergman alors qu’il visite sa grand-mère. En poussant la porte de la vieille maison, il s’imagine pouvoir revivre des souvenirs d’enfance comme s’il y était. Il profite d’une hospitalisation de deux mois pour écrire le scénario. Le casting des acteurs s’avère également délicat. Si les rôles secondaires sont rapidement décernés, Bergman ne pense, pour le personnage principal, qu’à Victor Sjöström. Figure majeure du cinéma muet suédois, mentor de Bergman, Sjöström est alors âgé de 78 ans. Il acceptera finalement de tourner le film – à condition de pouvoir chaque jour rentrer chez lui pour son whisky quotidien sur le coup de cinq heures.


À Stockholm, le docteur Isak Borg s’apprête à se rendre à Lund pour y recevoir une distinction honorifique de l’université qui l’a diplômé, cinquante ans plus tôt. Un homme assez réservé, qui dissimule à peine sa misanthropie sous un vernis de politesse froide et distante, Borg vit reclus avec sa gouvernante, Agda. La veille du départ, le professeur fait un curieux rêve, dans lequel il contemple sa propre mort.


Le lendemain, Borg décide de partir en voiture – chamboulant ainsi les plans d’Agda – et emmène avec lui Marianne, sa belle-fille, l’épouse de son fils unique, Evald, docteur comme lui, qui les attend à Lund. Le voyage va prendre une toute autre ampleur lorsque, sur la route, ils s’arrêtent à proximité de la vieille maison de vacances des Borg…


« Les Fraises sauvages » emprunte à plusieurs genres cinématographiques. Il suit la construction d’un road-movie, où le voyage est au centre du film, et où les points de départ et d’arrivée sont moins essentiels. Comme souvent, la route revêt une importance symbolique, représentant ici l’évolution intérieure du personnage d’Isak Borg. Le film aborde des thèmes divers autour du ‘vivre ensemble’, se concentre principalement sur les difficultés du mariage, mais explore également la relation père/fils et évoque enfin d’autres sujets plus introspectifs ou spirituels : le regret, la mort et la religion.


Pour donner corps à ses propos, Bergman invite toute une flopée de personnages à participer au voyage du docteur Borg. Nous retrouvons Bibi Andersson et ses soupirants, deux jeunes garçons qui s’écharpent sur l’existence (ou non) de Dieu, un vieux couple marié qui ne s’entend guère, la vieille mère détestable d’Isak, et toute sa fratrie – qu’il revoit durant ses rêves.


Le terme galvaudé de ‘génie’ est souvent employé un peu abusivement. Toutefois, il ne me semble ici pas de trop pour caractériser la maîtrise d’Ingmar Bergman, tant le film constitue une succession d’idées brillantes et originales. Outre un rythme parfait et une photographie impeccable, signée Gunnar Fischer (qui travailla aussi sur le superbe « Septième Sceau »), Bergman filme à merveille ses acteurs, qu’il rend expressifs au possible. Mais, c’est dans une dimension de conteur d’histoire que ses idées prennent tout leur sens. Les séquences rêvées par exemple, sont extraordinaires, vivantes et riches. Non contentes de supporter l’intrigue et de donner une épaisseur supplémentaire au propos du film, elles changent de ton (légèreté, humour, tension, gravité ou mélancolie), de lieu et d’enchaînement, si bien qu’elles ne sont jamais répétitives.


L’ensemble des acteurs est d’une grande justesse – dans la mesure où ma méconnaissance de la langue suédoise ne me permet cependant pas d’être catégorique. Il y a une grande diversité de seconds rôles très réussis (Bibi Andersson, les deux vieux mariés, sans oublier l’excellente gouvernante Agda), et les deux personnages principaux sont d’une grande dignité et d’un charisme remarquable : la très belle Ingrid Thulin et Victor Sjöström lui-même, qui portent le film.


D’une durée finalement assez courte (1h30), « Les Fraises sauvages » est un film sur l’homme et ses relations à ses proches (et un peu à Dieu, un thème que Bergman affectionne). Mais, point de pessimisme ici, l’on assiste à l’évolution d’un personnage froid et triste qui se rend compte au crépuscule de sa vie de la beauté sans fard de choses toutes simples de l’existence. Plus simplement, ou au-delà de cela, « Les Fraises sauvages » est également un road-movie très abordable, avec sa galerie de personnages attachants et une bonne dose d’humour et d’une légèreté bienvenue, émaillé d’idées brillantes. Bergman prouve ici qu’il est tout à fait possible de réaliser un film intelligent et réfléchi sur des thèmes complexes sans l’enrober dans le vernis cryptique d’une pseudo-complexité pompeuse et pénible, et cela, ça n'a pas de prix.

Aramis
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le 9 juin 2015

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