(Le texte contient de nombreuses références à des développements du film)

Pietro a grandi à Turin. Il séjourne régulièrement à la montagne mais ne s’y installe jamais. Bruno est né à la montagne et ne l’a jamais quitté - à l’image de l’arbre planté par Pietro, « fort près de la d’où il vient, mais faible si on le plante trop loin ». Le film « Les huit montagnes » (La otto montagne) aborde de front le thème relativement classique de l’opposition entre cosmopolitisme et enracinement, Pietro et Bruno en incarnant chacun un pendant. Cette opposition est explicitement mise à plat au début de la dernière partie du film à travers le conte himalayen qui donne son titre au film : « qui est celui qui est le plus heureux, celui qui fait le tour des huit montagnes qui composent le monde ou celui qui gravit Sumaru, la plus haute des montagnes qui se trouve en son centre ? »

Le thème – que l’on pourrait aussi ramener à l’opposition ville/campagne – fait l’objet de tellement d’idées-reçues et a été tellement traité qu’il pourrait être risqué d’en faire l’axe d’un film. « Les huit montagnes » réussit car il prend le temps. Il se permet de luxe de faire des aller-retours entre les deux positions, même s’il se déroule exclusivement à la montagne (Alpes italienne, Himalaya) – et nos yeux remercient ce choix, la photographie est sublime. Dès le début, les tentations manichéistes sont mises à mal : Turin, la ville, la plaine, la société, c'est le travail à l’usine ou les mini-jobs, l'aliénation, le rabougrissement de l'environnement – mais c'est aussi le savoir. Grana, la montagne, c'est aussi le travail – à la ferme cette fois –, la pauvreté, le manque de perspective : c’est une autre forme d’aliénation, certes dans un environnement idyllique.

Surtout, les deux options opposées sont explorées à différents âges de la vie. C’est une autre grande force du film : en un peu moins de deux heures et demie, il parcourt plus de trente ans de vie, de l’enfance à l’âge adulte en passant par l’adolescence et tout ce qu’il y a entre les deux. Grâce à des ellipses parfaitement calibrées et des dialogues qui s’y substituent avantageusement, aucune période n’est bâclée et chacune permet d’aborder la thématique centrale sous un nouvel angle. La confrontation entre les deux modes de vie donne alternativement l’avantage à l’un ou à l’autre, plus souvent en faveur de la vie à la montagne d’ailleurs. Ça permet d’ailleurs au film de se passer presque exclusivement en été : que ce soit à l’occasion des grandes vacances du jeune Pietro, où dans la maison d’été (« casa de estrele ») des deux amis. C’est seulement quand le monde de Bruno commence à s’effondrer, dans la dernière partie du film, que l’hiver arrive.

Pour Pietro, la montagne représente d’abord un échappatoire le temps des vacances d’été, que l’on regrette le reste de l’année. Elle devient une contrainte quand l’adolescent n’y retrouve plus son ami mais seulement le carcan d’une famille qui l’étouffe. Quand il y revient presque forcé, c’est l’occasion de retrouvailles qui laissent vite la place au sentiment du paradis perdu – sentiment renforcé par l’assurance et l’épanouissement qui émanent de Bruno : maison, compagne, travail, famille, il se bâtit un monde parfait. Finalement, le film tranche de manière claire : Bruno, piégé par son amour de la montagne, perd tout ce qu’il a et finit par y laisser sa vie aussi. Comme annoncé dans une scène un peu plus tôt (« je gagne toujours »), c’est une victoire franche pour le cosmopolite. Peut-être parce que Pietro a la chance de ne pas s’être piégé dans un mode de vie unique. Bruno, n’ayant pas pu aller à l’école, l’avait anticipé : la pauvreté des mots provoque la pauvreté de la pensée. Quand la question de l’éducation s’était posée lors de leur enfance, Pietro avait eu une réaction égoïste – réaction que l’on pourrait qualifier de conservationniste par analogie avec les écologistes du XIXè siècle : Bruno est un enfant de la montagne et aller à l’école en ville le corromprait. Finalement, le père de Bruno imposera à son fils d’apprendre son métier de maçon, exauçant le souhait naïf de Pietro en même temps qu’il sépare les deux amis d’enfance.

Et finalement, si c’était l’ingénieur qui avait raison ? Après le premier retour à Turin, le père de Pietro lui explique que les moments de légèreté (leggerezza) alternent avec les moments de gravité (gravità). Spatialement, on peut transposer ça aux aller-retours entre Turin et Grana qu’il réalise chaque été, y compris les 15 années durant lesquelles Pietro a décidé de ne plus le voir. Son fils ne se rendra compte que progressivement de ce qu’il a manqué : d’abord les personnes, les moments (« C’est ce qu’il se passe quand on décide de s’éloigner : les gens continuent a vivre sans nous »), puis, grâce aux mots laissés aux sommets de chaque montagne de la région, la compréhension de la sagesse que son père avait trouvé.

Car l’autre thème qui traverse le film – sans que ça soit un thème mineur ou secondaire – c’est le thème de la famille. Sans que le mot ne soit jamais utilisé, l’amitié à toute épreuve entre Pietro et Bruno s’apparente au lien qui unit deux frères (« développer une amitié c’est planter des racines auxquelles on peut revenir »). Surtout, c’est la relation au(x) père(s) qui est interrogée : les déterminismes familiaux, la capacité à se choisir une famille. Pour Bruno, trois hommes prennent successivement ce rôle : son père biologique, son oncle, puis enfin le père de Pietro. Incidemment, la capacité à fonder une famille apparaît autant impossible pour l’un que pour l’autre : Pietro par absence de projet, Bruno par la concurrence que représente la montagne.

*toutes les citations reprises ici sont très approximatives (les dialogues sont très riches et d’une grande qualité)

tmt
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le 17 juin 2023

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