Days of Heaven, ou les Moissons du Ciel – ces deux noms se répondent – peut, il me semble, être vu comme un point de convergence des thématiques que Terrence Malick va exprimer goutte à goutte dans chacune de ses œuvres à venir. Ode aux vastes espaces américains où la Nature distille ses splendeurs, poème sur l'humain comme berceau du drame, son deuxième film perce en chef-d'œuvre, bien loin de n'être qu'un point névralgique de la filmographie de cet artiste alors encore tant effacé.
L'intrigue est simple, et même minime. Ce qui se joue dépasse la narration qui déjà s'effiloche, mêlée de périodes contemplatives. L'image, tantôt ciselée à la façon d'un tableau, tantôt prenant un objet, un être, au creux de sa main pour en saisir l'essence et la vie qui vibre en lui, est le conteur d'une histoire à une échelle plus vaste, touchant parfois à la cosmogonie – celle qui sera rejointe plus frontalement dans l'Arbre de la Vie. Après une Balade Sauvage aux allures fort classiques, les traits que prennent les Moissons du Ciel sont plus diffus, moins attentifs à dessiner une forme narrative précise, tout en s'y rattachant encore néanmoins.
La terre et le ciel, si vastes et profonds, si riches, à la fois espaces, nourritures et cousins de la Vie, enveloppent les hommes qui tâchent d'y grandir. Quand sonne l'heure bleue, les champs de blé texans sont des tableaux de cette parfaite harmonie : un paradis. La Nature y épanche ses plus beaux paysages, la faune s'y plaît, caressée comme les épis au gré du vent, cet éternel voyageur berçant le monde qu'il foule.
Il n'a jamais été chez Terrence Malick question d'une lutte entre l'homme et la Nature qui le dépasserait. Seulement l'homme est-il le berceau du drame, un être sensible à la métaphysique. Il recèle en lui une énergie forte. La Nature, symphonique, peut être perturbée par cette dernière, discordante ; du choc de ces deux forces ne naît pas un intermédiaire stable, mais les "absolus oscillants" que sont le Bien et le Mal. L'homme serre en lui ces deux énergies composites qui animent le drame ; il est à la fois ange et démon, entités auxquelles il peut accorder ou non un espace d'expression – mais il ne peut rêver d'en taire irrémédiablement l'une ou l'autre.
Dès les premières minutes du film, la voix de Linda, tour à tour spectatrice et prophète, annonce la déchirure qu’opérera le drame dans l'harmonie « ... the whole earth is gain'up to flames. (...) The waters gonna rise in flames. There's gonna be creatures running every which way... some of them burned, half their wings burnin' ». En effet, les Moisson du Ciel est loin d'être une vision béate d'un paradis sur terre. Tout d'abondance et de lumière dorée, les champs s'imprègnent d'une noirceur d'abord discrète (la joie enfantine des journaliers brusquée), qui s'immisce jusqu'à se préciser dans les esprits des personnages ( « The devil just sittin' there, laughin' » à l'arrivée du cirque aérien), pour finalement – après quelques mois d'espoirs, quand Bill retourne momentanément au Monde – contaminer le paradis entier, à force de persister.
C'est là que déferlent les calamités : une nuée de sauterelles – qui confirme au passage les penchants de Malick vers la théologie –, la haine entre le fermier et Bill corrompant tout espoir de concorde... et la destruction de ce monde idéal dans les flammes. Les bases du paradis sapées par le Mal que portaient en eux les personnages, il ne peut qu'en résulter la consomption, et la fuite des survivants.
Cependant la Vie se survit. La terre et le ciel ont été labourés par l'incendie. Détruits le temps de priver le Mal de toute attache afin qu'il doive se résoudre à la fuite, ils gardent en eux les germes d'un nouveau départ. Quand la Nature renaît, Bill, Abby et Linda sont déjà loin – traqués par un autre Mal, lui guidé par l'ire et la vengeance. Cet Eden où l'humain aura vécu ses plus belles heures est un paradis définitivement perdu.