Le cinéma allemand des années 1920 fût très fortement marqué par le cataclysme de la Première Guerre mondiale et le chaos politique et social qui s'ensuivis. Si des films comme "Le dernier des hommes" de Murnau ou "La rue sans joie" de Pabst dénoncent la désagrégation du tissu social et les conditions de vie désastreuses des classes moyennes allemandes, "Les Nibelungen" de Fritz Lang à quand à lui une visée beaucoup plus politique.
En mettant en scène un des mythes fondateurs de la culture allemande, beaucoup lui reproche encore aujourd'hui une position ultra-nationnaliste, voire pro-nazi. "Dédié au peuple allemand", le film a surtout souffert de la récupération politique des nazis qui en firent un véritable objet de propagande, entreprise à laquelle Fritz Lang n'adhéra jamais, bien au contraire. Car ce film contient, pour qui sait les déchiffrer, les signes prémonitoires des drames à venir.

La chanson des Nibelungen dont s'inspire ce film, est une très ancienne légende allemande datant du 13° siècle, elle même inspirée d'un mythe scandinave datant du 3° siècle. Nibelungen, traduit littéralement, signifie "les fils de la brume" (de l'ancien allemand "Nibel", brouillard). Ce sont les habitants du "royaume d'en bas", du royaume de la mort (on retrouve d'ailleurs cette notion dans les procès en sorcellerie du Moyen-Âge, où les sorcières sont accusées d'étendre la brume sur les champs ensemencés, compromettant ainsi les récoltes et causant la mort du peuple).
Les Nibelungen sont un peuple de nains vivant sous terre et qui a accumulé au cours des âges un trésor prodigieux constitué d'or, d'argent et d'objets au pouvoir magique. Ce que les différents héros ignorent, c'est que parmi tous ces objets, l'un d'entre eux à un pouvoir maléfique. Toute la légende va s'articuler autour de la convoitise de ce trésor à des fins de conquêtes amoureuses ou de pouvoir.
Il existe cependant des différences majeures entre la version allemande et la version scandinave. La version allemande intègre des éléments chrétiens et ignore ainsi totalement la première partie du récit relatant les origines de la malédiction de l'anneau des Nibelungen et ce pour une raison très précise: elle fait référence à un meurtre commis par des dieux païens en visite sur terre. Seul l'opéra de Wagner fera référence à la version primitive.

L'histoire se déroule en quatre lieux géographiquement bien distinctes, mais aussi distinctes de par leurs cultures. Tout d'abord le royaume des Nibelungen, lieu imaginaire bien entendu, la Burgondie sur les terres rhénanes, le royaume des Huns, en Europe centrale et la terre des Vikings en Islande.
Sigfried, simple manant fils de forgeron, n'a qu'un seul but dans sa vie: se rendre au Royaume de Worms, en Burgondie, pour y épouser Kriemhild, soeur du roi Gunther. Il doit pour cela vaincre le dragon se trouvant sur son chemin. Après avoir passé des années à forger son épée comme son père lui a appris, il part et parvient à terrasser le dragon. Se désaltérant avec l'eau dans laquelle le sang du dragon a coulé, le premier don lui est ainsi accordé: comprendre le language des oiseaux. Ceux-ci lui apprennent qu'en s'aspergant du sang du dragon il deviendra invincible et lui indique le chemin menant au trésor des Nibelungen. Pendant qu'il s'asperge, une feuille de tilleul se pose sur son épaule gauche, ce qui le rendra faillible et causera sa perte.
Devenu maître des trésors des Nibelungen, 12 royaumes lui sont soumis et 12 rois deviennent ses vassaux. Le roi Gunther accepte de lui donner la main de sa soeur Kiemhild à condition que lui et son armée l'accompagne chez les Vikings afin d'épouser Brunhild, une valkyrie dont il est éperdument amoureux. Arrivé chez les Vikings, Sigfried se fait passer pour Gunther grâce à son heaume magique, et gagne les trois épreuves que lui impose Brunhild en échange de sa main. Hagen Von Tronje, un vassal de Gunther, a vent de la supercherie et la révèle à Brunhild. Ensemble, ils fomentent un complot et convainquent Gunther de faire tuer Sigfried.
Kriemhild, veuve désespérée, accepte de se marier avec Attila, roi des Huns, dans l'intention d'utiliser sa puissance pour venger Sigfried.

Fritz Lang reste très fidèle à cette version, et en accentue même volontairement certains traits. Comment ne pas penser en regardant ce film à une métaphore sur le destin du peuple allemand et de l'Europe au 20° siècle? Celui d'un peuple courant à sa propre perte, emporté par ses passions destructrices?
Ainsi, dans toute la première partie, les burgondes, identifiés au peuple allemand, sont présentés comme un peuple civilisé, fortement ancré dans les traditions chrétiennes. Les valeurs morales de ses héros sont bien mises en avant. C'est l'image d'un pays prospère, mais mené par un roi influençable et falot. La jalousie, la trahison et le mensonge vont suffire pour faire vaciller son empire.
Les Huns quand à eux sont présentés comme un peuple primitif, habillé de peaux de bêtes et habitué aux rituels païens.
Kriemhild, héroïne par excellence, finira aveuglée par la haine et la soif de vengeance. Pour l'assouvir, elle ira dans sa folie meurtrière jusqu'à sacrifier le peuple Hun tout entier, et finalement, en désespoir de cause, à faire tuer son propre frère.
Et c'est là toute la finesse de l'analyse de Fritz Lang. Les valeurs finissent par se renverser dans ce chaos.
Un passage marquant, est celui où Kriemhild invite les burgondes pour la fête du solstice d'été afin de les attirer dans un get-apens. Attila n'autorisera pas le massacre en vertu du serment de confiance et de paix qui lie tout hun avec son hôte. Kriemhild complotera l'assasinat de leur fils unique pour exciter la vengeance d'Attila. A la mort de son épouse, il ne permettra pas qu'elle soit entérrée sur ses terres et la renverra dans son pays.
Tout le génie créateur de Fritz Lang est révélé dans ce film. Il conjugue à merveille son immense talent de cinéaste et sa vision du monde. Il maîtrise de façon époustouflante le language cinématographique. Celui d'une histoire raconté par la seule puissance de l'image. Les interstices, riches en symboles, sont autant de ponctuations dans le récit, une respiration dans la réalisation.
La musique signée par Gottfried Huppertz tient un rôle absolument essentielle dans ce film. On est loin içi d'un simple décor sonore, mais chaque acte du film (ou chanson) possède son propre thème et se révèle être une vraie clef de lecture. Elle met tout particulièrement en relief la relation entre la magie et les sentiments des acteurs qu'à voulu exprimer le cinéaste.
Celle de l'acte 3 de la 2° partie (ode à Attila) est absolument bouleversante. Une musique légère mais rythmée, sur laquelle les soldats vont esquisser tout d'abord quelques pas de danse désordonnés, pour se transformer en danse guerrière. Elle exprime à elle seule l'unité d'un peuple transcendé par la volonté de rester debout face à un ennemi sans foi ni loi.

Un film que je ne peut que recommander. Pour moi, un des très grands chef-d'oeuvre du cinéma.
DanielO
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le 23 sept. 2012

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le 23 sept. 2012

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DanielO

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