Comment juger d’un long-métrage qui n’en est pas un ? Comment l’évaluer parmi les autres ? Relatos Salvajes, film à sketch du réalisateur argentin Damián Szifrón, pose problème au sein de la compétition officielle.

Le film, projeté ce samedi matin, a démarré en trombe. Dès la scène d’ouverture, applaudissements. Après le second sketch, applaudissements. Après le troisième, rebelote. La salle s’est même octroyée la liberté d’applaudir au beau milieu de quelques scènes, ponctuant une ou deux longues répliques bien crachées (oui, les personnages sont des sauvages). Pourquoi une telle ferveur ? Parce que le film est à plusieurs titres, jubilatoire.

Divisé en six court-métrages à la narration parfaitement maîtrisée, Relatos Salvajes fait dérailler six situations initiales de manière complètement délirante. Chaque sketch se déploie de façon expansive, du plus court au plus long. Dans chacun, des personnages sont confrontés malgré eux à une situation de crise dont ils ne parviennent à s’extirper, victimes de forces démesurément plus puissantes que les leurs. A la manière un peu loufoque et brillante des frères Coen dans Barton Fink, Fargo ou No country for old men, l’auteur réalisateur parvient avec brio à faire surgir l’incongruité dans le quotidien. Le cinéaste développe un réel talent à prendre de court les attentes du spectateur, en créant des situations improbables, dans lesquelles les personnages sortent de leurs gonds, emploient la manière forte, révélant ainsi leur part animale, sauvage, violente, voire meurtrière, là où la situation initiale ne s’y prêtait guère.

Le résultat est-il drôle ? La plupart du temps, le comique fonctionne bien, voire très bien. Les situations paraissent inextricables, semblent avoir atteint leur paroxysme, mais non, les personnages se révèlent encore plus brutaux que violents, fous qu’enragés, coupables que victimes. Le film aborde la question de la responsabilité sur le mode : tout le monde est coupable, tour à tour victime puis bourreau, bourreau puis victime, et les situations s’inversent et se croisent selon le même principe. Du point de vue formel, aucun parti pris réel ne distingue le style de Damián Szifrón d’un autre cinéaste. Relativement bien mis en scène malgré cela, le film tire ses principales qualités du scénario (prix du scénario alors ? Oui mais… pour un film à sketch, ça marche aussi ?).

Pourquoi avoir imaginé ces hommes-bêtes, livrés à leurs pulsions, voués à s’entre-tuer de manière quasi systématique ? Par-delà son sectionnement, le film est une critique acerbe portée sur la société argentine, malmenée par une corruption omniprésente et générant une inévitable violence. Du simple petit ingénieur qui voit sa voiture retirée par la fourrière alors que le marquage au sol a été effacé, au millionnaire qui se voit escroqué par son avocat alors même qu’il s’apprête à escroquer le procureur, la police et les média pour sauver son fils coupable du meurtre par accident d’une femme enceinte… Ses personnages se plaignent d’être laissés pour compte, prônent un éloge du milieu carcéral assez cynique, et craquent parfois nerveusement contre les nombreuses failles de ce système politique et social . En mélangeant subtilement les genres, Damián Szifrón s’empare d’une hache d’humour noir pour asséner des coups terribles, d’une violence extrême, au cœur d’un film qui se veut drôle, mais d’un humour qui s’avère parfois embarrassant. Les coups réels, portés par les personnages, sont non seulement bien montrés mais soulignés par la bande son. Le sang coule, les corps sont malmenés (poignardés, pendus, brûlés), et pourtant on arrive à en rire. Exception faite de l’avant-dernier sketch, dont le dernier plan, tombé aussi sec qu’un couperet, a laissé la salle muette, alors même que commençait en fanfare la scène d’ouverture de la dernière partie, un mariage en grande pompe qui tourne en tragi-comédie amoureuse et familiale.

Lors de la conférence de presse, Thierry Frémaux avait mentionné le fait que ce film ne supportait pas la critique habituelle du film à sketch, cet objet inégal, qui laissait un goût un peu âpre et mitigé en bouche. Ici, l’impression est plutôt bonne, mais l’avis beaucoup plus partagé, tant il est difficile de cerner les intentions du cinéaste. Si certains sketchs soutiennent un message très clairement accusateur sur la société, d’autres, comme le premier, se contentent de provoquer une situation absolument improbable, voire fantastique, pour représenter un acte de vengeance personnel, ou une confrontation absurde entre des personnages qui ne se connaissaient pas initialement et finissent par s’entre-tuer. Alors que chaque partie se refuse à s’achever sur une notre heureuse, ou tragique (le réalisateur choisissant tantôt l’une, tantôt l’autre), le film se clôt sur une scène doucereuse, célébrant l’amour par-delà le choix chaotique du mariage, après un déversement haletant de tensions et de haine durant tout le reste du film. Certes, chaque partie met en scène des personnages-animaux, qui finissent par rendre justice eux-mêmes (faute de mieux), font régner la loi du plus fort, font exploser des bombes, écraser des avions, tuent, vomissent, font l’amour ou leurs besoins en public.

Etrange, oui.

Le festival de Cannes n’a sélectionné aucun film à sketch depuis Le sens de la vie des Monty Python, grand prix spécial du jury en 1983. Spécial, le film l’est effectivement, et à juste titre. Malgré la dimension réellement problématique de ce faux long-métrage en compétition parmi des films au format plus classique, cette comédie détonne par son originalité, ses répliques cinglantes, son ton noir et potache, son incroyable force comique, et sa maîtrise du suspense et du rebondissement permanent.
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le 17 mai 2014

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