C'est quoi, Éric Rohmer ? C'est une langue, un esprit, une époque. A cet égard, "Les Nuits de la pleine lune" est un prodige rohmérien.


La langue rohmérienne se caractérise par plusieurs familles de langues qui, se regroupant, forment une langue nouvelle, étrange, unique : cette langue est a) travaillée, ciselée, parfaite, b) orale, improvisée, jaillissante comme un jet d'eau, c) claire, limpide, fluide, d) construite, latine, rythmée. Fabrice Lucchini excelle dans cette langue dont il fait exploser la gangue. Dans "Les Nuits de la pleine lune", les mots sont les armes fourbis de l'amour, qui s'écrasent, vaincus, aux pieds de Louise, le personnage principal. La langue ne peut rien contre le désir et la passion qui se détournent d'elle, attirés plutôt par la jeunesse, la vie, le corps tantôt sous la forme d'un joueur de tennis, tantôt sous la forme d'un jeune rocker qui conduit sa dulcinée en moto sur les routes du soir.


Un esprit fait de chaos et d'ordre. Chaque film avance vers sa tragédie mais il avance dans son axe : une rupture, un regret ("Ma Nuit chez Maud"), une revanche inassouvie ("La Collectionneuse"). Autour prospèrent le désordre et le chaos : fêtes où les corps se déchaînent, scènes de sport où la confusion débouche sur un accident, une écorchure ("Le Genou de Claire"). Au-delà de la maquette, l'esprit réside dans une forme d'humour décalé qui ne joue ses effets qu'à retardement comme un problème à résoudre. Cet humour aigre est l'élégance de la mélancolie qui traverse ces films, "Les Nuits de la pleine lune" par son titre même, nocturne, obscur, en est l'illustration. Nuits de la pleine lune, au pluriel, comme autant de métamorphoses possibles. Le loup ici - Louise - devient bientôt l'agneau. Qui fut pris qui croyait prendre... C'est l’esprit de Rohmer qui nous joue des tours. L'esprit de dérision chahute l'esprit de sérieux, chacun cède sa place à tour de rôle. Il en va ainsi des proverbes, derrière une solennelle sagesse qui cache le trait d'humour : 4ème volet d'une série de 6 films sous le titre de "Comédies et proverbes", Rohmer place celui-ci sous un dicton succulent et dont la véracité est plus que douteuse, ce qui n'en est que plus drôle : "Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison, proverbe de la province de Champagne".


Une époque, enfin : les villes de province sous la pluie et la neige, le crissement de la deux chevaux ("Ma Nuit chez Maud"), les antiquaires de Ballon ("Un Beau mariage"), la bourgeoisie éclatante ("Le Genou de Claire"), la décentralisation ("L'Arbre, le Maire et la Médiathèque"), la libération sexuelle et son ennui feint ("La Collectionneuse"), les villes nouvelles ("Les Nuits de la pleine lune" tourné en 1984). Dans le film, l'époque n'échappe pas à ses parodoxes et ses oppositions : le Paris bourgeois s’oppose à la ville nouvelle sur laquelle Octave - Fabrice Lucchini - jette un regard condescendant. On y mène une vie différente, réglée comme sur du papier à musique ("tennis à 8h", on ne sort pas le vendredi soir) tandis que la vie semble déréglée à Paris, dans le tourbillon d'un café place saint Michel, dans le calme d'un petit matin froid qui voit le bistrot de quartier accueillir les insomniaques des effets de la pleine lune..., dans la bonne humeur désorganisée des fêtes où on l'on danse et boit à perdre haleine et à se défaire. Dans la ville, l'on travaille, avec en arrière fond les belles images des tables de travail inclinées de ce qu'on imagine être un atelier d'architecte, tandis que l'on dort dans les cités dortoirs, avec ces images de lits, de canapés, de chambres... D'un côté, le mouvement et la verticalité ; de l'autre, la fixité et l'horizontalité. Dans les boulevards, la moto et les piétons ; dans les plaines où l'on construit, les rames du RER et ses voitures rapides. Ces détails sont travaillés jusque dans les moindres recoins : Marie Beltrami fait certaines robes, des costumes, la musique est d'Elli et Jacno. La ravissante et renversante Pascale Ogier, inscrite à jamais dans la signature de l'époque, quitte ce bas monde quatre mois après le film ; une rose éternelle. Les films de Rohmer sont habités de fantômes que l'on appelle le temps. Ce temps sent l'ancien, la poussière de certains livres, de certaines alcôves, mais il ne vieillit pas, intemporel et mythique. D'une certaine manière, c'est ici que l'on rencontre Balzac.


Une langue, un esprit et une époque mais au service de l'Amour. Le grand thème rohmérien est là. L'amour est partout et sans cesse différent, insaisissable. De par son titre, "Les Nuits de la pleine lune" symbolise l'érotisme, le désir, l'opposition de la clarté et de l'obscurité, le mouvant, la métamorphose. La duplicité, la multiplicité, l'ambiguïté, sont ici les caractéristiques et, en un sens, les obstacles sur le chemin de croix, de cette quête de sens que traverse Louise. Le proverbe signalé en exergue le dit : perdre son âme, perdre sa maison dans cette mathématique impossible du deux, du double, de la duplicité. En proie au questionnement et au désir, Louise est confrontée à trois modèles d'homme : le mari jaloux qui veut faire ménage et s’installer (Théky Karyo), le rocker romantique qui veut vivre le monde (Christian Vadim), l'intellectuel libidineux qui veut posséder comme amant sans perdre sa position de mari (Fabrice Lucchini). Ces trois personnages se rencontrent dans le lieu central : le salon transformé en piste de danse mais ils ne fréquentent et ne vivent pas dans les mêmes lieux. L'intellectuel habite les cafés, le rocker roule sur sa moto et dort où il trouve un toit (une nuit chez Louise), Rémi est exclu d'avance à se vouloir un mari extra-muros... Ballotté par ses sentiments, Louise ne cède jamais à son meilleur ami Octave, l'intellectuel qui insiste à outrance, mais dans une dernière tentative pour sauver son bonheur, dans l'image de l'insouciance, elle s’offre au rocker qui ne lui offre point de salut. Elle s’en retourne à Marne-la-Vallée, mais il est déjà trop tard.


Mais "Les Nuits de la pleine lune" n'est peut-être pas l'histoire d'une métamorphose ou d'un renoncement à l'adolescence, à la prime liberté. La pleine lune exalte peut-être simplement l'être profond. Ce serait le moment ultime de la vérité. La chambre de bonne que Louise se préserve à Paris pour pouvoir passer le vendredi soir à faire nuit blanche donne quelques indices : bibliothèques remplies de BD, figurines d'enfance, posters... Cette piste sur laquelle nous met Rohmer est un jeu de dupe autant qu'un jeu de pistes. Il faut regarder ailleurs, derrière la silhouette menue et frêle de Louise, pour y démasquer non pas l'histoire d'une désillusion mais bien au contraire, l'histoire d'une illusion renouvelée : celle d'un bonheur introuvable chez cette femme qui cherche le plaisir, le désir et la découverte. Ainsi passent les hommes... Ce qu’elle peut attraper ne l’intéresse plus ; l’attire ce qui la rejette, ce qui s’éloigne d’elle. "Les Nuits de la pleine lune" serait alors un film sur une rupture déjà consommée qui met tout une pellicule à se défaire complètement. Une explication de texte. Plus rien ne lie Louise et Rémi dès le début sinon l'envie de pousser voir jusqu'où l'on peut aller, chercher les limites et provoquer la rupture. Il n'est pas question d'amour mais de désir. Rohmer nous en parle sans jamais rien en montrer (de temps à autre seulement, toujours de côté). Cette impossibilité de Louise de se ranger est son être même qui perdure à la fin du film. Elle rayonne alors d’une étrange beauté, comme un fauve, quand immédiatement après la rupture, celle-ci décroche le téléphone, son ami Octave au bout du fil.


Réalisé en 1984, "Les Nuits de la pleine lune" remporte un succès massif auprès du public. Sûrement les multiples niveaux de lecture sans jamais brouiller la trame principale ont-ils facilité l'identification de toute une époque. Il a déjà réalisé de grands films : La Collectionneuse (1967), Ma Nuit chez Maud (1969), Le Genou de Claire (1970), L'Amour l'après-midi (1972), Pauline à la plage (1983).


Fondateur des Films du Losange, avec Barbet Schroeder, en 1962, Rohmer soutint de nombreux réalisateurs de la Nouvelle Vague. Étrangement, ses films restent des œuvres à part, sans filiation, sans héritage.

JMKRO
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le 6 sept. 2016

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