[FORMAT COURT]



  1. Alors la France est marquée par les évènements de mai 68 et qu’éclate le Printemps de Prague en Tchécoslovaquie, rien de tout cela chez les Wayuu de Colombie. Après un an de réclusion dans une case, Zaida, dix-sept ans, fête son avènement en tant que femme. Après avoir vu son nouveau statut approuvé par une ancienne satisfaite de son tissage, elle est invitée à se livrer à une envoûtante danse de la séduction, drapée d’un tissu rouge rappelant celui qu’agite le matador devant un taureau. Nichée au milieu des villageois en cercle et – comme nous – envoûtés par la scène, elle poursuit un adolescent qui court en marche arrière et donne le sens de la course. Il tombe. Échec. Rapayet demande alors à entrer dans l’arène et se revêt d’une espèce de pagne. Il résiste aux assauts de Zaida et gagne la partie, qu’il conclut d’un « Tu deviendras mon épouse ». Petit caillou sur la chaussée : Ursula, la mère de la mariée, cheffe officieuse du village et veillant sur son clan comme une louve. Exigeante et soucieuse de l’avenir de sa famille, elle demande une inatteignable dot. C’est alors que s’ouvrent grand pour Rapayet les portes du narcotrafic, jusqu’à précipiter sa chute, celle des siens et par extension, d’un monde déjà en perdition.


Voici en quelques mots le point de départ du nouveau film de Cristina Gallego et Ciro Guerra. C’est avec L’étreinte du serpent que le second a été vraiment révélé aux yeux des cinéphiles il y a à peine plus de trois ans cela. Ce film en noir et blanc, tourné aux confins du monde, mettait déjà en lumière une communauté traditionnelle (ou du moins son unique survivant) et des pratiques ancestrales confrontées à leur propre disparition et à l’évolution d’un monde moderne duquel elles étaient exclues. En dépit d’excellents retours, il me reste à le découvrir. Ces oiseaux d’été (titre espagnol original dont la poésie aurait gagné à figurer sur l’affiche française, mais les joies et les il-logiques de la distribution…) représentent donc mes premiers pas dans leur cinéma qui prend des allures de voyage à travers les terres et les époques. À regarder ici de plus près la communauté Wayuu, on ne se croirait pas dans le monde "moderne" au sens où nous l’entendons. D’origine amérindienne, elle semble former une microsociété, parlant sa propre langue tout en maîtrisant l’espagnol, développant ses propres activités d’autosubsistance (l’agriculture et le tissage), pratiquant ses rites mystiques et séculaires, croyant à la force des esprits sur leur destinée, portée par des principes immuables et fonctionnant en vase clos. Tant géographiquement que culturellement, elle semble s’inscrire en contre face à l’évolution d’un monde dont elle est exclue. Face aux menaces qui pèsent quant à sa survie et à la persistance de ses traditions, elle tente de résister, quitte à frôler le déni quant à la réalité. L’autre, l’étranger, est exclu de cette communauté autogérée et autarcique, où le statut de chef officiel est réservé aux hommes quand bien même une femme y dispose d’une autorité légitime et impose le respect comme personne, incarnant davantage la cheffe en tant que rôle. De ce territoire et ce groupe de personnes (cinq cent mille à ce jour répartis entre le Venezuela et la Colombie), les autorités étatiques se désintéressent, sauf pour en épuiser les ressources. La surexploitation des mines provoque des explosions régulières. Les terres sont gangrénées par une inquiétante déforestation. Des déplacements forcés de population sont organisés à partir des années 80 (période qui marque la fin du film qui s’étale sur une dizaine d’années). Le tout en étant abandonné des pouvoirs publics. Quelle autre solution que l’auto-organisation et la débrouillardise ? Mais la survie de la communauté repose sur un irrésoluble dilemme : là où un monde en pleine mutation la menace d’extinction en la dévorant bout à bout, la rupture avec ce dernier ne semble pas représenter une solution viable, ne serait-ce que pour des raisons économiques. Deux personnages en confrontation illustrent cette dualité : d’un côté, Ursula, garante des traditions, de l’autre, Rapayet, son gendre, défenseur de l’ouverture au monde et de l’entretien de relations commerciales avec les gringos que la première conspue. Aucune des deux options ne semble sur le papier satisfaisante, d’autant plus que la fin de ce monde semble inéluctable et que seule se pose la question d’en prolonger la vie tant que cela est possible. L’abandon n’est pas une solution face à l’adversité incarnée, céder à l’uniformisation n’est pas une réponse, mais aller à l’encontre de la marche du monde est-il pertinent ? Cela rejoint l’éternel débat politique sur la manière de faire avancer au mieux ses idées : vaut-il mieux opter pour la radicalité, la rupture, le refus de toute concession ou bien pour l’avancée progressive, par petits pas, douce mais sûre ? Cela prend ici une autre forme. Mieux vaut-il refuser toute interaction avec le monde alors même que cette position est intenable de plusieurs points de vue, ou bien faut-il accepter de « pactiser » avec l’ennemi tout en le gardant à distance au nom de logiques réalistes ? Par la force des choses, mais pas convaincue pour un sou, Ursula sera mise devant le fait accompli et imposer sa conduite par son gendre. Problème, et non des moindres : celui-ci décide de s’adonner au narcotrafic, afin de payer la dot très élevée de son épouse dans un premier temps, puis bercé par le doux appât du gain. Très vite, la demande augmentera, et les quantités se révèleront insuffisantes : quoi de mieux que d’aller frapper à la porte d’Anibal, un lointain cousin, riche cultivateur, avec lequel s’associer pour le meilleur… et surtout pour le pire ? L’entreprise, à la fois intrafamiliale et internationale, ne tardera pas à basculer dans un bain de sang par la faute de Moises, son ami et collègue, clown de service méprisé du clan Ursula qui commença à se prendre pour un caïd de fortune qu’il n’est pas, et ne trouva rien de mieux que d’abattre un de leurs clients d’une balle. Premier mort d’une longue série.


Ce sera alors l’escalade de la violence. L’enfermement dans une irréversible spirale, autant que le spectre annoncé de leur disparition, à la différence qu’elle ne sera pas seulement le fait du monde extérieur. Certes, on pourrait croire les relations avec ce dernier sèmeront le malheur dans la communauté, mais la guerre se révèlera surtout la conséquence de l’inconséquence de Rapayet qui, en s’adonnant à un trafic illégal, opère une dangereuse prise de risques dont la lutte entre clans et la violence exponentielle forment généralement la suite logique. S’il n’avait pas cédé aux attrayants démons du narcotrafic, rien de tout cela ne serait arrivé. Et si son pote demeuré n’avait pas lancé les hostilités en tuant l’un des américains, ils n’en seraient pas à rougir de sang le désert de leurs propres cadavres. Ou comment, sous menace d’une dévoration de l’extérieur redouté et honni, la communauté se retrouvera étouffée par ses propres erreurs et s’entretuera pour une herbe. C’est l’histoire de la fin d’un monde que chante le narrateur tel un coryphée dans une tragédie hellénique, le récit de la déchéance de deux personnages rivaux mais alliés par défaut qui voient s’effondrer leurs ambitions et les raisons de leurs luttes différenciées. Pour Rapayet, c’est la gloire et les honneurs, l’appât du gain et du statut qu’octroie la richesse dans une société qui plus est pauvre et aux conditions de vie rudimentaires, illustrée par la destruction de cette villa moderne et intruse, véritable verrue avec piscine dans le désert. Pour Ursula, en payant les pots cassés de son gendre mégalomane et de son fils (que son nouveau statut de chef du village a rendu complètement fou), elle perdra son peuple, sa famille, son clan pour lequel elle était viscéralement prête à tout, et contre lequel les esprits semblent s’être retournés, les quelques rites chamaniques montrés à l’écran n’ayant pas suffi à empêcher les démons d’agir.


C’est donc un western initiatique et un soupçon mystique que nous offre le duo Gallego/Guerra, à travers l’histoire d’une communauté gangrénée par le narcotrafic abordée sous un angle différent de celui du film d’action à l’américaine dont nous avons notamment été abreuvés avec les deux films sur Escobar. Ici, le thriller prend l’allure d’un huis-clos à ciel ouvert puisque concentrée sur un groupe réduit et contigu aux mêmes espaces dont l’infini de l’horizon désertique semble paradoxalement dessiner les barreaux d’une prison et d’une irréversible marche vers la mort. Voyage singulier prenant les contours d’une tragédie grecque, il parvient à distiller une véritable atmosphère et nous donne à voir une culture inconnue au prisme de problématiques intéressantes sur le rapport entre modernité et traditions.


Et pourtant, force est de constater qu’en dépit des qualités de l’œuvre, je n’ai guère été convaincu.


À l’instar de nombreux et récents films latino-américains plutôt contemplatifs (je pense ici à La terre et l’ombre de Cesar Acevedo, Caméra d’or au Festival de Cannes 2017, ou encore à Ixcanul du guatémaltèque Jayro Bustamante), difficile de résister aux affres de la lenteur devant Les Oiseaux de passage. Ils ont eu sur moi l’effet d’un excellent somnifère contre lequel j’ai dû me battre une moitié environ des deux heures et cinq minutes que dure le film. Que cet interminable récit composé en cinq chants s’écoulant de la fin des années soixante au début des années quatre-vingts fut soporifique ! Il est par définition plus difficile d’impulser une énergie cinématographique dans un cadre de référence (une communauté recluse) et un décor (un village dans le désert colombien) clos (quoiqu’un film choral tourné en plein New-York peut être chiant comme la mort). Or, je n’ai pas trouvé qu’ils y soient complètement parvenus. Porté par une mise en scène habile et truffée de références cinématographiques, le récit culturellement riche tend à vite sombrer dans l’écueil du faux rythme passé le premier tiers du film. Non pas qu’il ne s’y passe rien, mais il ne passe plus rapidement grand-chose d’autre qu’un enchaînement de meurtres entrecoupés de rencontres diplomatiques ne débouchant sur rien d’autre qu’un surplus de violence : attention à lever tout ambiguïté en la matière, je ne réduits absolument pas le film à un amoncellement de cadavres, car sa violence cinématographique est loin d’être insoutenable. À l’instar de cette guerre sans autre fin tragique que les balles dégainées par les fusils et autres instruments de paix à caractère militaire, et de cette communauté, le film s’enlise dans une interminable et infernale spirale paradoxalement linéaire (car d’autant plus sans autre fin possible que le sang), où tout tourne en rond et autour du pot. Que la destinée du microcosme soit ainsi et qu’aucun chemin retour ne soit déclaré possible, soit. Combien de films fonctionnent-ils avec cette optique ? Mais la condition sine qua none pour que le spectateur se prenne au jeu tient en six lettres : R-Y-T-H-M-E. En dépit de l’excellente idée de la narration du coryphée, force est de constater que son absence m’a empêché d’être totalement embarqué, encore moins de me captiver à ce film dont la trame de fond est pourtant fort intéressante. À défaut d’être un moteur de pénétration dans une salle obscure et un gage de qualité, la sacro-sainte bande-annonce offre parfois des promesses, dans la logique de son objectif de promotion d’un film. J'en attendais une tension et une intensité dont le film est dénué, et j'y suis resté froid. De même, l’aspect mystique, souvent évoqué, parfois mis en scène, se révèle trop peu exploité en dépit des promesses offertes, alors qu’il y avait matière à l’articuler parfaitement avec les autres thématiques et à en faire un élément beaucoup plus prégnant sans verser dans la caricature ou le ridicule, sachant d’autant plus la place essentielle qu’occupent les croyances dans les sociétés traditionnelles. L’on se consolera alors avec les quelques rites de passage présentés à l’écran.


Ces Oiseaux de passage continuent de me questionner. À l’issue de ces quelques mots, n’ai-je pas été trop sévère avec eux ? N’ai-je donné trop de pouvoir au rythme face à des qualités de mise en scène pourtant évidentes et une richesse de thématiques ? Ne suis-je point passé à côté d’eux ? Et pourtant, un seul constat m’anime au final, aussi brut et brutal : je me suis littéralement ennuyé, et attendait la fin en tapant du pied. Ou comment mieux évoquer un rendez-vous manqué.

Créée

le 9 avr. 2019

Critique lue 2.2K fois

11 j'aime

7 commentaires

rem_coconuts

Écrit par

Critique lue 2.2K fois

11
7

D'autres avis sur Les Oiseaux de passage

Les Oiseaux de passage
AnneSchneider
8

La genèse de la violence

Sous sa caméra, tout ce dont s’empare le réalisateur colombien Ciro Guerra devient mythe. Porté à la reconnaissance par « L’Etreinte du serpent » (2015),...

le 15 mars 2019

37 j'aime

19

Les Oiseaux de passage
rem_coconuts
5

Les âmes perdues

[FORMAT COURT] Alors la France est marquée par les évènements de mai 68 et qu’éclate le Printemps de Prague en Tchécoslovaquie, rien de tout cela chez les Wayuu de Colombie. Après un an de réclusion...

le 9 avr. 2019

11 j'aime

7

Les Oiseaux de passage
Liverbird
8

Les Oiseaux s'envolent, les Esprits restent

Il y a quelques années maintenant, je fus époustouflé par le précédent film de Ciro Guerra: "L'Étreinte du serpent" sorte de récit mystique et aventurier perdu dans les méandres de l'Amazonie. Avec...

le 11 avr. 2019

11 j'aime

6

Du même critique

21 nuits avec Pattie
rem_coconuts
7

"Il aurait fallu tous les vents d'Espagne pour la sécher..." (ou 21 raisons d'y passer 21 nuits)

Le nombre 21 n'est pas exempt de symboles. 21, c'est l'atout le plus fort au tarot. C'est également l'âge de la majorité aux Etats-Unis, le siècle dans lequel nous évoluons présentement, le numéro...

le 25 nov. 2015

13 j'aime

6

Ma vie avec John F. Donovan
rem_coconuts
6

Lettre à Xavier D.

Cher Xavier, Tout comme vous avez écrit une lettre à destination du grand Leonardo Dicaprio à vos onze ans, sans que celui-ci ne vous ait jamais répondu, tout comme votre jeune héros (ou plus...

le 12 mars 2019

12 j'aime

6

Les Oiseaux de passage
rem_coconuts
5

Les âmes perdues

[FORMAT COURT] Alors la France est marquée par les évènements de mai 68 et qu’éclate le Printemps de Prague en Tchécoslovaquie, rien de tout cela chez les Wayuu de Colombie. Après un an de réclusion...

le 9 avr. 2019

11 j'aime

7