De l'expression « film noir », Les Tueurs de Siodmak retient, dès les premières minutes, le côté noir. La séquence d'ouverture est incroyable, dégageant une impression de violence à peine contenue. Les tueurs (dont William Conrad, tout de même) émergeant de l'ombre, comme nés dans cette ombre, façonnés de toutes pièces dans et par les ténèbres. Les dialogues où chaque phrase cache une menace à peine voilée. Cette scène dans le restaurant, d'une tension d'autant plus forte que la violence (verbale d'abord, mais dont on sent qu'elle peut en un rien de temps dériver en violence physique) y est absurde, inattendue, inexplicable. Une sorte de violence totalitaire dans son absence de raison, ne semblant obéir qu'à la seule logique perturbée des deux tueurs.
Et, face à cette menace imprévisible et qui s'annonce gigantesque, face au sentiment d'urgence qui anime les personnages secondaires qui veulent sauver leur camarade, il y a Pete Lunn, couché seul dans sa petite chambre, plongé dans l'ombre (lui aussi, ce qui, dès le début, le place visuellement dans la même configuration que les tueurs, et crée donc un lien entre les deux, ce qui sera sans surprise confirmé par la suite du récit), attendant calmement d'être tué.
Les Tueurs reprend le canevas caractéristique des films noirs, commençant par la fin pour éviter un suspense préfabriqué (remplacé avantageusement par des moments de tension dramatique) avant de dérouler le reste de son récit, qui prend alors inévitablement des allures de tragédie. Mais au lieu d'un seul flash-back qui reprendrait l'ensemble de l'histoire, le film préfère une option bien plus originale, le croisement de plusieurs récits qui permettent de définir la personnalité de Pete Lunn, Ole Andersen de son vrai nom.
Bien plus riche parce que, dans un premier temps, le procédé permet d'approfondir et de complexifier le personnage. Les trois premiers flash-backs nous donnent ainsi trois aspects différents de sa personnalité. Le personnage est tour à tour un pompiste dans la minuscule station service d'un patelin paumé ; locataire d'une chambre dans une petite pension du côté d'Atlantic City, ravagé au point d'être suicidaire suite au départ d'une femme ; boxeur minable.
Trois aspects qui ont un point commun : le personnage est un loser. En quelques minutes nous avons le portrait d'un anti-héros par excellence : il accepte d'être tué bien sagement, là où le héros se serait battu jusqu'au bout ; il s'étale lamentablement sur le ring, battu par plus fort que lui ; il détruit tout dans sa chambre, abattu par un désespoir amoureux. Trois fois battu, le personnage apparaît comme un faible.
Symbole de la complexité du personnage, il porte un nom différent dans chacun des trois premiers flash-backs. Le pompiste s'appelle Pete Lunn, le suicidaire Nelson et le boxeur Andersen. Une façon remarquable de montrer que la personnalité est complexe, assemblage de plusieurs éléments disparates. C'est bien l'une des grands réussites du film noir dans son ensemble, d'avoir densifié les personnages, de ne pas en faire seulement des caractères (le bandit, le flic) mais des personnalités à part entière, avec leurs contradictions, leur humanité, etc.


Grossièrement, on peut dire que le film est divisé en trois parties. La première partie tourne autour du personnage de Swede, la seconde raconte le cambriolage qui est central à toute l'histoire. Un cambriolage qui nous offre une scène absolument remarquable, tournée en un plan séquence mémorable. D'ailleurs, il faut préciser que l'ensemble du film bénéficie d'un travail visuel et technique de toute beauté. Rien n'est laissé au hasard dans les cadrages, les jeux d'ombres et de lumière, etc.
Ainsi, la réalisation joue magnifiquement sur les figures d'enfermements. Dès le premier plan où il apparaît (dans l'ombre, préfigurant ce caractère inconnu, inaccessible du personnage), Swede est enfermé. Le lit où il va mourir semble le retenir prisonnier. Et il continuera à être emprisonné, que ce soit par les cordes du ring ou les barreaux d'une cellule. Et même à l'extérieur, il reste emprisonné. Ainsi, le fameux plan-séquence du cambriolage commence par une image de personnes qui vont derrière des grilles. L'usine est d'ailleurs gardée par des hommes en uniformes et en armes. Alors qu'il se croit libre, alors qu'il croit que l'argent qu'il récoltera ici lui donnera la liberté, Andersen ne fait que s'enfermer un peu plus. Il substitue un enfermement à un autre.
Car un autre enfermement vient plus tard, lors d'un flash-back ultérieur. Swede et les autres malfrats qui préparent le casse sont dans une minuscule pièce. La réduction de l'espace autour de son personnage principal est bien une figuration de l'enfermement, de l'absence de liberté du personnage de tragédie, mais il est aussi un formidable procédé pour faire augmenter la tension dramatique.
D'ailleurs, le film joue énormément sur la figure de la barrière. Il suffit de voir cette scène d'ouverture, avec la barrière constituée par le comptoir du restaurant, mais aussi celle qui sépare la salle des cuisines. Puis les barrières que saute Nick pour aller prévenir Pete. Le scénario fait aussi appel à d'autres barrières, sociales, temporelles, morales, etc.


La troisième partie sera centrée sur Kitty Collins.
D'abord, Kitty Collins, c'est Ava Gardner, c'est-à-dire une des plus belles femmes du monde.
Et puis, une partie essentielle du scénario va tourner autour d'elle, bien souvent en creux. Parce que, concrètement, elle apparaît très peu à l'écran, mais elle au centre des pensées et des actions des personnages. Et ainsi, par petites étapes, se dessine le portrait d'une femme fatale, indirectement. On la devine, plus qu'on ne la voit, à travers les actions des autres. Procédé assez subtil pour augmenter son caractère vénéneux.
L'ensemble a tout ce qu'il faut pour faire un film mythique. D'abord, Burt Lancaster et Ava Gardner, c'est juste exceptionnel. Ensuite, une telle minutie dans le scénario et dans la mise en scène, c'est magnifique. En bref, Siodmak nous livre ici un classique remarquable qui a parfaitement sa place dans le panthéon du film noir.

SanFelice
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le 3 mai 2018

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