1936. Mr Stevens, majordome à Darlington Hall, somptueuse propriété dans la campagne anglaise, se heurte aux méthodes et au tempérament de la nouvelle intendante qu'il vient d'engager, Miss Kenton. Perpétuellement en désaccord, le duo ne parvient jamais à s'avouer des sentiments réciproques...

Plus que la "production de prestige" que laissait espérer le projet, un très grand film, méticuleusement documenté et détaillé.

C'est tout d'abord l'histoire d'un engagement personnel qui intéresse James Ivory (les deux univers qui interagissent à Darlington Hall sont très subtilement représentés: le monde des domestiques comporte autant de codes, de règles à respecter que celui de l'aristocratie; Robert Altman reprendra ce motif en 2001 dans "Gosford Park"). Le thème qui est mis en avant est celui de la solitude, qui constitue d'une part un refuge pour Stevens, et d'autre part une crainte viscérale pour Miss Kenton (dans l'une de ses lettres, elle avouera: "je ne sais pas comment remplir les années devant moi (...)je ne vois que l'isolement dans ce monde...et ça me fait peur").
Un conflit permanent s'installe entre ces deux êtres: les provocations de l'une se heurtent au mur de rigidité et de perfectionnisme absolu de l'autre. "Un majordome doit avoir de la dignité", souligne Stevens; sa profession représente TOUT pour lui...il lui a dédié son existence entière. Ce qui se crée, c'est le drame d'un homme qui ne peut se lier profondément à quelqu'un, qui ne peut exprimer ses sentiments (il agit comme s'il n'avait précisément aucun sentiment, comme s'il ne pouvait éprouver la moindre émotion).
La superbe scène où l'on voit Stevens lire un livre sentimental s'inscrit dans cette perspective: en envahissant son espace personnel, le temps d'une pause, Miss Kenton viole en effet le seul moment d'intimité que Stevens s'accorde. L'extrême beauté de cet instant tient dans la tension palpable et dans la fragilité ténue qui se créent sous nos yeux.

Au cœur d'une société sclérosée et cloisonnée, évoluent des personnalités incapables de communiquer entre elles: la lâcheté de Lord Darlington, qui charge Stevens de parler à son filleul des "choses de la vie" et le fiasco de cette "conversation" accentuent ce désert, tout comme les relations terrifiantes de vide entre Stevens et son propre père, valet lui aussi. Mr Stevens Père est ainsi un personnage emblématique de cette "inexistence" ultime: son malaise pendant son service provoque une réaction horrifiée et honteuse de son fils devant ce qui semble tacher le décorum; Ivory filme fugacement la main de ce vieil homme qui agrippe son chariot comme pour mieux s'accrocher à son métier, aux derniers travaux qui font de lui un être "digne". Après avoir appris la mort de son père, Stevens continuera son service, imperturbable, et ne s'autorisera aucun moment d'abandon.

Stevens, âgé et résolu à renouer avec une Miss Kenton qui a pris ses distances, réalise qu'il a tout perdu, en premier lieu son passé de domestique (et donc son identité): il a conservé toute sa vie la même ligne de conduite, la même loyauté constante, la même maîtrise de lui-même (un seul moment de faiblesse : une bouteille de vin brisée, au départ de Miss Kenton...). Il doit à présent taire le nom de son ancien employeur, considéré comme un traître après la guerre: l'aveuglement politique volontaire dans lequel il s'est enfermé durant de longues années est révolu.

Anthony Hopkins est époustouflant: il apporte à son personnage une autorité immédiate, tout en lui donnant une voix mesurée, presque étouffée parfois...Il atteint des sommets dans l'une des dernières séquences du film: de retour auprès de Miss Kenton, il lui a laissé entrevoir ses sentiments pour la première fois, à demi-mots, dans une déclaration à double entente ("Votre présence à Darlington Hall est vitale, Miss Kenton. Vous êtes extrèmement importante sous ce toit"...). Les voici à présent assis face à la mer, sur la jetée, et par un regard déchirant, Stevens exprime toute sa déception, toute sa détresse: il réalise qu'il va perdre cette femme une seconde fois, et qu'il aurait pu connaître le bonheur auprès d'elle.

Une œuvre tragique et passionnante.
Frankoix
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le 1 août 2010

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Frankoix

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