Limbo
6.6
Limbo

Film de Soi Cheang (2021)

Si les critiques de ce film paraissent dithyrambiques, évoquant son esthétique sophistiquée, la beauté spectaculaire des décors de Hong Kong et la tension qui émerge des scènes d'action, et si elles se justifient sur certains points, elles occultent à mon sens - tout comme le film le fait lui-même - les immenses défauts qui saturent Limbo de Soi Cheang. Cette dissimulation est si bien opérée que Le Parisien en vient à affirmer avec stature et audace - ou bêtise? - que "Limbo" fait passer "Seven pour" "Les sous-doués en vacances". Il s'agit de remettre les choses à leur place.

De Bong-Joon Ho à Fincher, les références de Limbo ne manquent pas. Si un plaisir s'installe en début de long-métrage, c'est bien parce qu'on a le sentiment de retrouver l'atmosphère cradingue de ces polars qu'on connait, où des duos de flics improbables errent désespérément dans des conditions déplorables pour trouver l'auteur de crimes atroces. Outre le fait que Limbo a par conséquent des airs de déjà-vu, qui lui permettent de maintenir l'illusion pour un temps, il n'a ni le sens du détail de "Seven", ni les brillants effets de rupture de "Memories of Murder" : reste donc l'impressionnante esthétique du film, qui soutient à elle seule sa volonté d'être toujours plus sale, toujours plus noir, toujours plus violent.

Oui, la photo est bien léchée, les décors surchargés d'ordures de Hong Kong sont travaillés avec beaucoup de précision, et la beauté des cadres choisis par le réalisateur pour filmer l'environnement subjuguent un instant. Mais si l'esbroufe ne dure pas longtemps, c'est qu'ils rendent bien vite compte de leur vacuité à mesure que se dessine celle du scénario. Les personnages parlent peu, et l'on comprend pourquoi lorsque l'on saisit la pauvreté des dialogues qui anime chacun de leurs échanges - qui, lorsqu'ils ne sont pas poussifs ou tout simplement mal écrits, n'apportent rien au scénario. Les personnages eux-mêmes se voient résumés à un grossier trait de caractère - le vétéran bourru et agressif, adepte du terrain, le jeune pétri de valeurs et d'idéaux, respectueux des règles - ou à un simple évènement d'où résultent des symboliques qui frisent le ridicule - la dent de sagesse du deuxième flic qui le fait souffrir et finit par tomber pour être filmé majestueusement dans un plan à mourir de rire. On peut certes sauver quelques scènes de poursuite ou d'action qui témoignent d'une belle organicité, et créent quelques minutes de suspense - encore une fois, simplement grâce au matériau plastique. Mais "Limbo" multiplie les incohérences et résume ses péripéties à une fouille des ordures pendant une heure et demie - bizarrement, sans que leur hiérarchie n'existe un seul instant - pour éventuellement finir par tomber, par miracle, sur un indice voire sur le meurtrier lui-même. Sans parler du choix grotesque du film de dévoiler sa fin dès le premier plan : une décision par ailleurs présomptueuse, qui prouve encore une fois que le film pense pouvoir se suffire à son esthétique et à sa "morale" fataliste.

Car le souci principal de "Limbo" est qu'il ne semble jamais prendre conscience de ses lacunes, mais ne cesse au contraire de les maquiller sous la stylisation extrême de son noir et blanc - qui perd forcément de sa puissance au fur et à mesure du film, puisqu'il ne véhicule pas le moindre sens - et une montagne de pathos - le plan final est d'une mièvrerie sans nom. Là où "Memories of Murder" parvenait tour à tour à rire méchamment de la médiocrité de ses personnages tout en faisant affleurer l'émotion, "Limbo" semble bien trop convaincu que leur débilité et la violence qu'elle engendre est "stylée" et il excuse ainsi chacune de leurs actions par le fait qu'ils sont fondamentalement torturés - et vas-y que je te remet une couche de piano/violons, un contre-plongé sous des trombes de pluie, des hurlements au ralenti, pour essayer de forcer une émotion qui ne peut pas advenir pour des personnages-figures tous plus bêtes et/ou atroces les uns que les autres.

Finalement, ne subsiste dans le film comme seul propos que la complaisance toujours plus appuyée dans la violence. Sous couvert d'une philo de comptoir qui essaie de nous parler de fatalité alors qu'on ne perçoit que de l'incohérence, une morale qui essaie de nous montrer que "quand même, les flics ils sont humains, ils ressentent des choses" alors qu'on ne voit que des armes sorties et des coups distribués gratuitement, le film devient impossible à sauver dans l'écriture de son personnage féminin principal. Ce dernier devient un objet légué au service du flic vétéran qui se nourrit de sa culpabilité pour lui infliger les pires humiliations et souffrances physiques. Le film n'ouvre aucune nuance, aucune porte de sortie, et parait prendre bien trop de plaisir à montrer cette femme agonisant dans les détritus, suppliant pour le pardon d'un homme au QI d'un têtard, pour finalement commettre l'irréparable malgré tout ce qu'elle a subi pendant deux heures. Encore une fois, son personnage se résume à une ligne de conduite : être la victime, dans tous les sens du terme, ceci jusqu'à la nauséabonde scène de viol, d'un voyeurisme et d'une brutalité sans nom, qui en plus d'être outrageusement mal mise en scène - il n'y a pas d'autre objectif que de mettre le spectateur mal à l'aise, donc de montrer crûment...tout -, n'apporte absolument rien à aucun des deux personnages.

On passera donc rapidement sur les raisons qui expliquent qu'en France fonctionne aussi bien un film aussi résolument sexiste à une heure où les féminicides abondent, aussi résolument pro-flic à une heure où leurs actes paraissent de moins en moins justifiables. Il serait intéressant de savoir si la médiocrité de "Limbo" serait passée aussi inaperçue aux yeux des critiques s'il avait été un film français, ou même américain - puisque la romantisation à l'extrême des décors hongkongais semble suffire à nous fasciner. Reste que, derrière cet écran de violence formelle sans couleur, subsiste un contenu qui, lorsqu'il n'est pas simplement sans saveur, se révèle de très mauvais goût.


Elliptic
4
Écrit par

Créée

le 19 juil. 2023

Critique lue 55 fois

Elliot Minialai

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