Janvier 1995, dans mon petit ciné d’art et d’essai de province, je reçois comme une balle en plein cœur le premier film d’un génie du Septième Art de 24 ans nommé James Gray. Sonné, abasourdi, hagard au point de marcher de longues minutes en essayant d’analyser ce qui m’arrive, je réalise que je viens d’être marqué au fer rouge.

Presque dix-huit années plus tard, à la faveur d’une reprise à la Filmothèque et au Nouveau Latina de la capitale, j’ai la boule au ventre au moment d’entrer en salle. Passé de l’adolescence de Ruben à l’âge adulte de Joshua, je m’interroge, espérant plus que tout ne pas éprouver une déception, même minime, devant l’un des films qui m’a le plus retourné.

Le doute se dissipera vite, la manière directe, virile, brut de décoffrage du réalisateur n’ayant pas pris une ride, les affrontements familiaux de ce clan naguère uni et désormais incapable de communiquer prenant toujours aux tripes, autant que ces plans urbains moches à en crever, justifiant toute la révolte du monde.

Mieux, la dimension de l’errance chez ces Russes juifs émigrés touche au mythe et à l’universel, la violence comme seul moyen d’expression du fils aîné répondant dans un miroir bouleversant à la gaucherie du cadet, fragile, souffrant en silence, pleurant en intériorité la mort prochaine d’une mère en phase terminale, recevant sans broncher les coups de ceinture paternels avec une résignation tragique.

Une génération plus tard, le casting reste criant de vérité, de la brutalité quasi animale de Tim Roth, dont les rares failles dévoilent une humanité latente, au spleen indolent d’Edward Furlong, de la veulerie sublime de Maximilian Schell à l’agonie déchirante d’amour maternel de Vanessa Redgrave, regard bleu pénétrant et présence transcendante.

Et qu’importe la mystification de cette ressortie en salle, prétendument pour étrenner une réédition en copie neuve, l’image demeurant toujours aussi granuleuse et dégueulasse, bien dans l’esprit de ce monde rongé et pourri, dénué de toute échappatoire.

Chef-d’œuvre intact donc, renforcé par une atmosphère sonore plus marquante encore que dans le souvenir, la liturgie orthodoxe comme toile de fond saisissant l’âme en trois accords.
Yanhic
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le 17 nov. 2012

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Yanhic

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