Logistics
Logistics

Documentaire de Daniel Andersson et Erika Magnusson (2012)

Le film étant un petit peu particulier, avant de venir à la question de ce qu'on y voit et pourquoi c'est bien, comment ça se voit Logistics ?


J'avais donc organisé un petit stream continu du film que je pouvais rejoindre à tout moment avec quelques camarades sur un serveur discord. Je recommande de le voir ainsi (en stream continu donc, et pas seul, mais à plusieurs) l'expérience m'ayant été sympathique.


Je n'ai pas gardé mes yeux posés continuellement sur Logistics ni ne l'ai découpé pour le voir son intégralité sans manquer la moindre seconde. Et je pense que ça n'a pas de sens de le voir comme ça, j'imagine qu'on est plus proche d'un dispositif de musée qui tourne déjà quand tu rentres dans la pièce et continue quand tu en sors, plutôt qu'un film traditionnel de cinéma qui se regarde d'un bout à l'autre (ou comme les La Flor et autres Tango de Satan avec potentiellement quelques pauses).



Et qu'est-ce qu'on regarde ?

Vous le savez sans doute, mais le film est plan fixe sans coupe d'un porte-conteneur qui va de Suède en Chine (à l'exception du départ et de l'arrivée se font sur terre). Ca nous permet de retracer à l'envers l'itinéraire pris par un podomètre fabriqué en Chine.


À peu de chose près on est constamment soit en pleine mer avec l'horizon vide devant nous (comme dans l'affiche), soit au port lors des chargements/déchargements des conteneurs durant les différents arrêts.


Évidemment, on ne se retrouve pas à regarder Logistics activement très longtemps chaque jour (sauf pour le premier et le dernier), mais on vient quotidiennement un peu à tout moment pour voir si on est toujours en pleine mer (ou au port), pour voir les couleurs, pour essayer de chopper des moments charniers.

Et même si rien ne se passe, on peut regarder un peu le bateau tanguer, ou simplement avoir ça sur un écran/coin d'écran alors qu'on fait autre chose.


Par moments charniers, j'entends typiquement les levers/couchers de soleil, les arrivées ou départs de port. Contrairement au reste du film ils offrent une image qui change considérablement sur une courte période (disons 15 minutes pour un coucher de soleil). Parce qu'elle change, elle peut motiver le retour au film : quitte à être 10 minutes par jour sur le stream dans la journée, aussi bien que ce soit pour voir la transition entre le jour et la nuit. (mais c'est pas simple de les avoir, on ne sait jamais où en est, les horaires de lever/coucher changent naturellement, et 15 minutes dans une journée c'est un court créneau).

Tout ceci participe à l'interaction, via le partage de screenshot, le jeu de prédiction (d'où on est, où on va, quand on arrive), et l'impression de chacun à son tour « garder » le bateau.

Et il y a quelques apparitions très courtes, d'un type qui passe devant la caméra, pour balayer ou essuyer l'objectif. C'est court, exceptionnel (sur 35 jours de films). J'ai vu deux apparitions, une de deux minutes et un passage une seconde fois après 15 jours en mer sans « rien ». Du fait de leur rareté et qu'on ne puisse pas les prévoir, c'est l'extase d'y participer et au contraire une grande frustration de les rater.

Alors, pourquoi c'est bien ?

Impossible de ne pas commencer de la durée du film, elle rapproche le temps de notre vie à l'écran, ce qui va à l'encontre de ce tout le reste du cinéma fait. Même chez Bélà Tarr ou Lav Diaz, dont on peut vanter l'approche radicale, l'allongement du temps, ou la volonté de nous faire vivre l'ennuie (/ l'expérience de quotidiens dans lesquels rien ne se passe), terrorisant par la durée de leurs films. Et bien au final c'est sur-cuté. Des plans de quelques minutes à peine. 1h au mieux. Qu'est-ce que 7h de film quand tu travailles/étudies/etc. 7-8 heures par jour ? Qu'est-ce le Tango de Satan dans une semaine de 35 heures ?


Et chez Logistics, quand on se réveille le matin, pas besoin d'avoir mis pause le soir, le bateau en est toujours au même point (plus ou moins) et il y restera sans doute jusqu'au soir.

Les passages en mer ça va, mais on peut rester 48 heures au port, et avoir une poutre prenant 90% de notre espace visuel pendant une durée bien au-delà des temps filmiques. C'est long.


Et plus que juste nous ramener au temps du quotidien ça nous ramène au temps des objets du quotidien, les 35 jours et quelques de transport qui nous livrent nos produits made in china. Et c'est long.


Au-delà de l'intérêt du film pour mettre en parallèle le temps du cinéma et le temps de nos vies, la durée de Logistics l'ancre dans nos habitudes et notre quotidien, on y revient constamment pour savoir où on en est, et peut s'engager le jeu des frustrations (quand rien ne se passe) et des satisfactions (lors des moments charniers) qui font du bateau un étonnant véhicule d'émotion.


Tout ceci évidemment décuplé en le regardant à plusieurs, les conversations tournant autour du peu que le film nous donne.



Et pour revenir sur quelques discussions que j'ai eu autour du film :


J'aurais pas le courage de voir ça.

Le seul "coût" dans le visionnage du film, c'est mettre en place un dispositif pour pouvoir le stream (ou au minimum le trouver pour pouvoir le regarder).


Ensuite il ne demande vraiment pas grand-chose de nous, que ce soit en temps quotidien à le regarder, en attention portée dessus quand on le regarde, ou en investissement préalable (pas d'histoire à connaître, de personnage, etc.). Ca peut être une fenêtre dans le coin de son écran, et quelques regards de temps en temps pour constater le reposant roulis du bateau sur l'eau ou vérifier que rien de notable n'a changé.


Ca se suit en faisant autre chose (d'autant plus qu'il n'y a pas de son), on pourrait presque s'arrêter à quelques screenshots postés pour suivre avec ses camarades et développer une curiosité pour le bateau, où il en est, qu'est-ce qu'il se passe.



C'est pas un film.

Difficile de répondre, on est en effet plus proche d'une installation vidéo pour un musée qu'un véritable film de cinéma, et je ne saurais pas trop où mettre une barrière entre les deux ni s'il doit en avoir une. Mais dans l'approche que j'ai eue face à Logistics, en y voyant un début et une fin, et en le comparant au Tango de Satan entre autres comme je l'ai fait ici, j'y vois un film qui brise des codes, qui rentre dans ma perception du Cinéma et l'affecte.



Ca revient à regarder n'importe quel stream de caméra en continu.

Oui, mais il y a tout de même quelques éléments de Logistics qui font que ça marche et qu'on ne retrouvera pas nécessairement autre part :

  • Un début et une fin claire, avec des passages qu'on peut connaître ou supposer, qu'on peut attendre (le canal de Suez typiquement) ;
  • Et en bonus un discours superposable sur le transport de marchandises ;
  • Quasiment rien qui s'y passe, ça donne de la force aux "moments charniers" et évite qu'on mette à un même plan d'intérêt nul tout ce que l'on voit ;
  • La difficulté de prévoir les "moments charniers" il ne suffit pas de venir à la même heure chaque jour pour voir le soleil se lever. Se déplaçant en latitude et en longitude, les journées s'allongent (ou s'écourtent), se déplacent, et l'angle changeant du bateau peut permettre ou non d'avoir le soleil dans l'image lorsqu'il est bas. Et on ne sait pas trop quand un port viendra. On estime et on constate nos bonnes et mauvaises prédictions.

C'est évidemment reproductible, mais on ne peut pas réduire le film à n'importe quel stream vidéo continu. Et surtout ça n'enlève rien à l'œuvre en question (on peut le faire, mais faut-il encore l'avoir fait) ou l'expérience vécu du film.



Ca a été réellement pour moi (et quelques camarades) un visionnage appréciable.

Ingepierce
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Créée

le 12 févr. 2024

Modifiée

le 12 févr. 2024

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