--- Bonsoir, voyageur égaré. Te voila arrivé sur une critique un peu particulière: celle-ci s'inscrit dans une étrange série mi-critique, mi-narrative, mi-expérience. Plus précisément, tu es là au vingt-et-unième épisode de la septième saison. Si tu veux reprendre la série à sa saison 1, le sommaire est ici. Et si tu préfère juste le sommaire de la saison en cours, il est là. Et si tu ne veux rien de tout ça, je m'excuse pour les parties narratives de cette critique qui te sembleront bien inutiles...---

Nous sommes repartis, après juste le temps d'embarquer Lycaon au passage, et de passer une nuit à quai pour nous ravitailler en vivres et en Hommes. Malgré la belle harmonie à bord, ils sont plus nombreux à débarquer cette fois, certainement plus attirés par les possibilités offertes par le vaste continent que nous abordons, plutôt que par les îles désolées précédentes. Ils savent désormais qu'en plus de leur effacer leurs souvenirs de notre étrange nature, les sorcières s'amuseront certainement à leur faire croire à l'existence des sirènes. Mais la plupart semblent plus s'en amuser que s'en inquiéter. Nous avons appris que le premier énergumène que nous avons débarqué, clamant à qui voulait bien l'entendre qu'il s'était fait attaquer par des sirènes, avait ré-embarqué à bord d'un autre navire. Apparemment, sa rencontre avec les sirènes n'aurait fait que renforcer son goût pour la navigation, par le désir de les voir à nouveau, et de prouver au monde entier qu'il n'était pas fou. Les nouveaux marins à embarquer ont été prévenus « vous n'êtes pas en danger, mais vivre à bord, c'est vivre une aventure qui changera votre vie à jamais ». D'ailleurs, la réputation du navire le précède, et c'est chargé de jeunes aventuriers téméraires et d'amateurs de sensation forte que nous avons repris la mer. Et de Lycaon. L'équipage n'est pas vraiment une meute, mais il le considère comme tel. Et puisque les seules meutes dont il n'a jamais essayé de prendre la tête ont toujours été les miennes, et qu'il considère qu'ici, je suis l'alpha (il n'a peut-être pas complètement tort, maintenant même le capitaine me coule un regard interrogateur avant de prendre une décision), il reste discret et marche dans mon ombre.

C'est donc cet équipage plus explosif que jamais que j'ai tout de même réussi à discipliner suffisamment pour les faire asseoir tous sur le pont et regarder avec moi le deuxième film de japanimation du mois, Lou et l'île aux sirènes. Et si je précise ce détail, c'est qu'il me semble intéressant pour deux raisons : la première, c'est que la japanimation, bien que pas complètement absente du mois-monstre, s'y fait tout de même rare, et qu'à chaque fois qu'elle m'a honorée de sa présence, elle m'a fait faire un bond en avant, ou du moins un pas de coté. Avec son regard non-occidental sur le monstre à l'honneur (souvent occidental, je dois bien l'avouer), elle sait poser un regard révélateur sur la symbolique que celui-ci véhicule, tout en posant ses propres problématiques récurrentes (cette année par exemple, la peur des tsunamis). Que ce soit avec Vampire Hunter D lors du second cycle vampire, avec le hors-série qu'était Les Enfants Loups Ame et Yuki (parce que je l'avais déjà vu, mais qui n'a su être égalé par aucun autre film du cycle loup-garous), ou avec Belladonna lors du cycle sorcières, la japanimation me propose toujours des découvertes improbables, élégantes et passionnantes. Bref, j'étais ravie d'avoir deux fois de l'animation japonaise cette année, c'est le premier point. Le second point, c'est que justement nous en étions donc à la seconde occurrence, et que j'ai souvent pendant le visionnage mis Lou et l'île aux Sirènes en comparaison avec Ponyo sur la Falaise. La problématique du tsunami donc, et son lien avec la légende de la sirène dans la mythologie japonaise (variante assez différente de notre version à l'occidentale) comme déclencheur et comme remède à la catastrophe, en est le point commun le plus flagrant. Évidemment, en 2017, la catastrophe de 2011 est encore un traumatisme brûlant pour le Japon. N'empêche, soit j'ai grandit et je fais plus facilement attention à ce genre de parallèle, soit effectivement l'animation s'est agaillardie au Japon et commence à s'emparer de sujet d'actualité et de problématiques sociétales et environnementales, en tout cas est-il que je vois de plus en plus de film qui posent un regard fantastique sur les catastrophe naturelles, pour essayer d'en tirer un peu de merveilleux peut-être, ou de créer de l'espoir dans la désolation. Que ce soit Suzume avec les tremblements de terre, ou Bubble (encore avec une sirène!), ils commencent à se faire nombreux, et je trouve ça absolument passionnant et bouleversant de créer de la poésie à partir du sinistre.

Je remarque aussi - détail peut-être moins grandiloquent mais qui n'en reste pas moins intéressant dans le cas de l'étude comparée qu'est le mois-monstre – que les japonais sont les seuls qui nous proposent des sirènes enfants (c'est lié à la légende japonaise, qui décrit la sirène comme "un poisson avec un visage humain et une voix d'enfant". C'est d'ailleurs intéressant de constater que le film de Miyazaki se cantonnait à cette définition stricte, alors que Yuasa un peu moins de 10 ans plus tard choisit de métisser sa sirène avec une sirène à l'occidentale, puisqu'il lui donne un buste humain et non plus seulement un visage). Dans l'imaginaire européen ou américain qui était représenté par l'entièreté des autres films du cycle, la sirène était systématiquement une jeune femme, qu'on pourrait situer dans une fourchette entre 15 et 30 ans, entre belle et très belle, à la peau clair, pâle, voir carrément blanche. Au Japon, la sirène est rose et petite. Elle n'a que faire de correspondre à des canons de beauté, elle est certes un peu mignonne, mais elle est surtout étrange, en témoigne les cheveux aquatiques et les jambes élastiques du spécimen de ce soir. Comme si au Japon, la sirène avait résisté à l'érotisation qu'elle a subit en occident. Et c'est tant mieux. Car si à Hollywood, la sirène est cantonnée à des rôles d'aguicheuse plus ou moins subtile, au Japon, la sirène est libre des excentricités les plus loufoques. D'ailleurs ce soir, elle est à la fois sirène (sirène japonaise, sirène grecque et sirène scandinave à la fois), vampire et créature de Frankenstein. Si je trouvais assez logique et pertinent que la sirène de The Lure, qui flirt avec le film d'horreur, empreinte à des stars plus rodées qu'elle au film d'épouvante, je tombais des nus de voir ce même brassage génétique ce soir dans un film tout public (à défaut de meilleure étiquette à lui donner, après avoir hésité avec fantastique, comédie musicale, romance, action, comédie, jeunesse, et le plus juste culturellement mais pas beaucoup plus fidèle shônen). Et pourtant tout se tient, pour un peu qu'on ai admis l'univers loufoque et déformé que propose Masaaki Yuasa (j'ai parlé de la filiation avec Ponyo, je parle bientôt de la place du film de ce soir dans la filmographie de Yuasa. Oui, ça va être une longue critique. Mais pour l'heure, revenons à nos moutons) : la sirène est intensément sirène. A la fois sirène japonaise, avec son physique et sa voix d'enfant, et sirène européenne. D'ailleurs, il est amusant de constater que Yuasa fait le choix d'entendre sirène dans le même sens que le font les français, c'est à dire sans distinction entre les « sirens » et « mermaids » des anglophones. Ça passe dans les références subtiles du début (le groupe s'appelle « sirèn », l'artiste solo s'appelle « merman », et les deux vont fusionner, jolie façon de dire : « pour nous c'est du pareil au même »), et surtout dans ce qu'est la sirène selon les règles du film : certes, elle a une queue de poisson comme une « mermaid », mais elle est aussi une « siren », dans son étroite intimité avec la musique (elle chante divinement bien (lire « divinement » dans le sens « pas humain »), la musique la transforme physiquement et ses prestations musicales donnent à son audience une irrépressible envie de danser, de l'écouter, de la regarder et de l'aimer, exactement comme les « siren » de l'Odyssée d'Ulysse). Cependant, il faut croire que ces attributs pourtant déjà riches et passionnants n'étaient pas assez pour Yuasa, et celui-ci s'est sentie le désir de métisser sa sirène. La voilà donc pareillement vampire, avec sa transmission par morsure et sa crainte de la lumière du jour, véritables ressorts scénaristiques (avec ses petits cotés Twilight quand même, parce que parfois, elle se protège quand même pas beaucoup du soleil, tandis que d'autres fois le moindre petit rayon la rend complètement impuissante. Par contre, ça donne une puissance dramatique folle à cet objet déjà tellement graphique qu'est le parapluie, et ça j'aime bien. Donc je lui pardonne son irrégularité dans sa sensibilité aux UV). Et, au delà de ses attributs physiques mêlés de sirènes et de vampire, notre créature de ce soir a donc en plus une psychologie très proche de la créature de Frankenstein, monstre rejeté par sa différence, qui désir éperdument et à tout prix s'attirer la sympathie des Hommes. Ce mélange explosif nous donne une sirène d'une profondeur astronomique, extraordinairement touchante. Étant donné que le film, en plus, est raconté à travers le regard d'un adolescent poreux, dont l'humeur est drastiquement influencée par son environnement, celui-ci est presque une enveloppe vide dans laquelle le spectateur peut se fondre avec fluidité. En découle un attachement instantané à la sirène, dont la candeur et l'enthousiasme vont sortir le personnage-spectateur de sa langueur. Le monstre, ce soir, n'est ni le danger ni la créature à sauver, elle est la sauveuse, la véritable héroïne, solaire et pleine de bonté. Cette sirène là, elle est détonante et inoubliable.

Mais ce n'est pas tout. En plus d'être un film de sirène particulièrement remarquable, Lou et l'île aux Sirènes est un film d'animation à la qualité graphique sidérante, fonctionnant comme un pivot dans la filmographie de Masaaki Yuasa, rassemblant le meilleur de toutes les obsessions visuelles qui l'ont parcourue. Tel le Mindgame de ses débuts, le film s'amuse de déformations des corps et des mouvements, particulièrement dans les scènes de danse, qui se parent d'un coté cartoon particulièrement plaisant. Tel le tout récent Inu-Oh, (et au-delà de leur point commun scénaristique lié à la création musicale, et stylistique lié à leur façon commune de transformer des instruments traditionnels en guitares électrique) il est également doté d'un fort sens de l'optique, tel que l'entend le cinéma en prise de vue réelle, sans oublier que sa qualité de film d'animation lui permet de tricher, d'aller encore plus loin, là ou le live-action est contraint par des lois matérielles. L'optique déforme, le dessin concentre. C'est un cinéma à la fois ultra-référence, et extrêmement novateur. Yuasa s'inspire, puis dépasse les maîtres. On sent les cadres-tableaux du western, les mouvements à la précision mécanique de Wes Anderson, la composition dans la profondeur d'Orson Welles, les top-shot aux mouvements géométriques de Busby Berkeley (d'ailleurs il est intéressant de remarquer qu'encore une fois, après Avé, César !, l'art de celui-ci est assimilée à la figure de la sirène, qu'il n'a pourtant, à ma connaissance, jamais exploitée). Mais sans se cantonner à citer, Yuasa s'amuse de ces références, et utilise son propre support, l'animation, pour ajouter encore du sens, affiner les procédés précédents, créer de nouvelles voix. Ainsi, le film navigue entre plusieurs styles de dessin, du conventionnel style manga qu'on attend de lui, Yuasa tente des excursions de style parfois assez osées, qui, en plus de donner de la richesse visuelle au film, permettent de séquencer celui-ci, de séparer les différentes époques et les différents points de vue. Sans manquer des transitions d'une finesse obsédante (je n'oublierai pas de sitôt cette transition de style sur l'image du visage quasi fixe du vieillard dans les souvenirs duquel l'on vient de plonger). On ne manquera pas d'ailleurs de relever que les deux films de japanimation du mois sont ceux qui proposent un art de la métamorphose vraiment remarquable, ce qui est un point non négligeable quand on fait un film de monstre. Et, non seulement les transformations de leurs sirènes sont incroyablement bien réussies (prenez-en de la graine les films de loup-garou!), mais en plus cet art de la transformation se répercute partout, dans les transitions entre les scènes, dans l'évolution des décors, partout, rendant le film incroyablement fluide et plaisant à regarder. Je vais peut-être m'arrêter là, même si je pourrais encore clamer pendant des heures mon amour pour Masaaki Yuasa, pour sa filmographie incroyablement cohérente et novatrice, pour son génie délirant, pour sa subtilité quand il s'agit de décrire des personnages, pour son extravagance quand il s'agit de raconter des histoires, et pour sa poésie quand il est question de créer des univers.

Zalya
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le 6 nov. 2023

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