Mad God
7.1
Mad God

Long-métrage d'animation de Phil Tippett (2021)

L’oeuvre testament d’un artisan d’Hollywood

Après une première présentation et un prix décerné lors de l’Étrange Festival en 2021, le film de Phil Tippett est enfin visible dans certaines salles françaises. Une expérience sacrément barrée qui ne laisse pas indifférent.


Un artisan au service de l’industrie Hollywoodienne


30 ans, c’est le nombre d’années qu’il aura fallu à ce bon vieux Phil pour venir à bout de ce projet fou. Si ce personnage ne vous dit rien, vous êtes sûrement familiers de son travail sur Star Wars, RoboCop ou encore Willow !


Après avoir travaillé sur une première séquence pour La Guerre des Étoiles (à savoir l’holoéchecs du Faucon Millenium), Phil Tippett est placé par George Lucas à la tête du département animation de la société d’effets-spéciaux ILM. Il travaille alors sur les deux volets suivant de la première trilogie, et est à l’origine du design de nombreuses créatures et machines, tels que les TB-TT (ces gros quadrupèdes en ferraille qui attaquent la base rebelle sur Hoth, dans l’Empire Contre-Attaque) mais aussi Jaba le Hutt, qui apparaît pour la première fois dans Le Retour de Jedi.


En 1991, il est engagé par Steven Spielberg pour donner vie aux dinosaures de son film Jurassic Park. La technique du Go Motion, développée par Tippett sur Star Wars comme une variante du Stop Motion (avec l’ajout de flou de mouvement qui permet une plus grande fluidité) est d’abord retenue pour le film, mais les avancées de la filière CGI (computer-generated imagery) de ILM et les premiers tests d’animations par ordinateur s’avèrent plus concluants. Loin de reléguer Tippett au second plan, Spielberg lui propose alors de superviser le travail des effets visuels en se servant de ses connaissances sur le mouvement animal et de l’animation dite « classique », combinant ainsi nouvelles technologies et méthodes plus « traditionnelles ».


Un projet vieux de trente ans et une production erratique


L’idée de Mad God lui vient en 1990, alors qu’il travaille sur RoboCop 2. Inspiré d’un de ses cauchemars, dans lequel il fait face à un Dieu tout puissant et tyrannique, ce long-métrage sera le premier projet de Tippett en tant que scénariste et réalisateur. Alors qu’il commence à tourner le film par ses propres moyens, Tippett est bouleversé par la découverte du travail de l’équipe d’ILM sur les CGI de Jurassic Park (il aurait déclaré « I’ve just become extinct »). Percevant la fin de la Stop Motion dans ce type de productions, il met fin à son projet, et ce n’est que 20 ans plus tard, encouragé par des membres de son studio, qu’il reprend le développement de son projet. Poussé par les financements d’une campagne Kickstarter, et aidé dans sa tâche par des employés bénévoles de sa société Tippett Studio, il parvient à mettre en boîte la quasi-moitié de son scénario. Plusieurs making-of sont ensuite diffusés à partir de 2014, attisant la curiosité des admirateurs du maître, et Tippett achèvera finalement seul son film durant la pandémie de Covid-19, avant de le livrer aux festivals du monde entier.


Le Pitch


Dans un univers infernal, un assassin est envoyé au cœur des abysses afin de détruire une planète à l’agonie. Au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans les ténèbres, il découvre un monde gangrené par la guerre, la torture et la souffrance. Bientôt capturé, il devient la victime de l’étrange macrocosme qu’il est chargé de détruire.


Une direction artistique somptueuse et sordide


Si l’on connaissait le bonhomme pour ses créatures et machines devenues cultes grâce aux films précédemment cités, Mad God en est une sorte de refuge, comme un écrin dantesque où Tippett aurait déversé son imaginaire et ses peurs les plus triviales. Peuplé de créatures toutes plus folles et biscornues les unes que les autres, il règne dans ces paysages à la fois industrielles et organiques (et dont l’esthétique rappelle le bio-mécanisme de H.R Giger) une peur latente, l’impression qu’à tout moment, une créature démoniaque peut surgir de l’obscurité pour vous traîner dans le noir et vous dévorer. Loin des conventions narratives dictées par le cinéma de divertissement, l’artiste semble avoir voulu créer un univers peuplé de symboles, au cœur duquel le personnage principal, étrange voyageur et seul véritable réceptacle d’humanité, agit comme un témoin ou un messager.


Ces usines gigantesques, et dont les mécanismes et fourneaux multiples écrasent et consument la main d’œuvre, (des ouvriers dociles et déshumanisés qui paradent de manière robotique) semblent être les créations d’un dieu fou, qui pour mettre fin au désastre enfanté, aurait missionné cet assassin pour le détruire à sa place. Un monde qui échappe à la raison donc, et à tout contrôle, même face à son créateur. En fin de compte, l’ensemble nous est apparu comme une vaste allégorie des personnages créés par Tippett durant toute sa carrière, et dont il fut quelque part dépossédé, à chaque fois que l’objectif d’un réalisateur se posait sur l’une de ses créations. Et si le propos même du film semble échapper à toute cohérence, il n’en demeure pas moins le symbole criant du savoir faire d’un artisan de cinéma, dont le perfectionnement atteint ici des sommets. Au fur et à mesure que les personnages déambulent dans le cadre, et que se succèdent les méga-structures et autres colosses de chairs et de ferrailles, on ne peut s’empêcher d’être ébahis par la démonstration technique (Stop-Motion, modélisation, marionnettes et arrières-plans peints, alliés de techniques numériques très sommaires) que produit le désormais réalisateur et son équipe.


Une atmosphère musicale et un design sonore organique


Le sound-design et les musiques ne sont quant à elles pas en reste, et participent grandement à donner vie à cet éco-système turbulent. Que ce soit dans la respiration du masque du héros ou le crissement de ses bottes sur les sols désagrégés ou boueux, Tippett nous propose un rythme contemplatif, et dont l’atmosphère sonore peut à tout moment laisser place aux cris d’un prédateur de cauchemar. Ainsi, il n’est pas rare d’entendre au loin des hurlements de terreur ou au contraire, de percevoir à proximité une créature se déplaçant avec tact pour mieux surprendre sa proie. À travers les sons de fluides en tous genres, Tippett infuse à son éco-système une dimension organique, comme si le héros se déplaçait à l’intérieur d’un corps en constante mutation.


La musique donne également une belle profondeur au récit, et ajoute à l’atmosphère générale une pesanteur étouffante, qui hante les plans les plus sombres et soutient l’action dans les moments où l’histoire décolle. On ne comprend évidemment pas toujours l’enjeu de chaque scène, mais la bande-originale, dont le thème principal est une partition de guitare soutenue par une sorte de synthétiseur aux tonalités prophétiques, semble nous annoncer l’imminence d’un changement, comme si nous arrivions au bout du voyage, ou à la fin des temps. La présence de battements d’horloges venant marquer un peu plus ce qui apparaît comme le décompte d’une apocalypse annoncée.


Critique pour Beware, le 19 mai 2023.

Arthurtonglet
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Créée

le 21 mai 2023

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Arthur Tonglet

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