Ce que je retiens d'abord de ce deuxième opus de Pasolini : deux corps et deux regards.


Le corps de Mamma Roma est tendu, cabré, vigoureux. Son regard, celui de la fascinante Anna Magnani, est de braise. Cette mère n'a qu'un but : faire échapper son fils au déterminisme social. Un thème déjà présent dans le superbe Accattone. Et, comme dans Accattone, l'échec sera patent : lorsque Mamma Roma récupère son fils, elle le surprend à voler une pomme et désapprouve. A la fin du film, il sera pris pour vol. Ce corps et ces yeux, malgré leur volonté farouche, n'auront rien changé au cours des choses...


Le corps d'Ettore, son fils, est de guimauve, dégingandé, maladroit. Cela nous vaut moult belles scènes, comme celle où il s'effondre dans l'herbe pour faire une sieste, ou celle où il mime un spectacle dans les ruines. Ce corps élevé sans père ni mère n'a pas de colonne vertébrale, il joue au riche en revêtant le costume, ou au dur lorsqu'il se bat avec ses copains. Son regard est doux et naïf, comme celui d'un agneau. Là est sa vraie nature.


Il est d'ailleurs l'Agneau, puisque Pasolini use et abuse des métaphores christiques. Le film s'ouvre sur une cène dans laquelle Mamma Roma introduit des cochons (on pense au passage de l'évangile où le Christ fait passer l'esprit du malin dans des cochons). Il s'achève sur Ettore comme un crucifié, se mourant sur une planche, appelant sa mère à l'aide, dans un cadrage horizontal très poétique. Il aurait pu tout aussi bien crier : "mère, mère, pourquoi m'as-tu abandonné ?"...


Comme toujours chez Pasolini, de nombreuses pistes d'interprétation sont ouvertes. Il y a d'abord celle du déterminisme social : tous les efforts de sa mère ne permettront pas à ce fils malléable, modelable comme de la glaise, manipulable comme un pantin, d'échapper au déterminisme de son milieu. Dans une scène émouvante, on voit Ettore servir dans un grand restaurant de la ville, il fait l'effet d'un clown, d'une marionnette, et Mamma Roma se met à pleurer. Pourquoi ? Le film n'explique rien. Peut-être parce qu'à ce moment, la mère comprend, ou pressent, que rien ne peut arracher son fils à son destin, continuation du sien. Sa vie, elle la raconte dans des moments magnifiques, sur le trottoir, dont l'opacité n'est trouée que par quelques néons en fond. Des hommes font un bout de chemin avec elle pour l'écouter, puis retournent à l'obscurité et cèdent la place à d'autres, métaphore de ce que fut sa vie. Une idée de pur cinéma. Et Pasolini reprend le procédé de travelling arrière au fur et à mesure que les protagonistes avancent, déjà présent dans Accattone à plusieurs reprises.


On retrouve d'ailleurs de nombreux éléments d'Accattone dans Mamma Roma. Pasolini a déclaré, en le regrettant, s'être "répété". Je trouve au contraire passionnants tous ces points de jonction entre les deux films :
- le décor d'abord, plus frappant encore ici, et qui constitue véritablement le troisième personnage du film. Ces terrains à l'abandon, aux herbes folles, où les ruines antiques côtoient les barres d'immeuble. Ces marchés et ces rues crasseuses. Tout cela filmé dans une clarté aveuglante, qui contraste avec la nuit totale des scènes de "trottoir" ;
- les protagonistes : la bande de copains, plus jeunes puisque le héros l'est aussi ; les prostituées et leurs veules clients, les macs plutôt bon enfants ;
- la femme "initiatrice", ici incarnée par Silvana Corsini, aux aisselles abondamment velues (signe d'animalité ?), qui fait entrer Ettore dans le monde des sens, au fond du ravin... ; construction en miroir d'Accattone, puisqu'ici c'est le héros qui se prête à tout ce qu'on lui propose ;
- la moto, qui renvoie à la fin d'Accattone ;
- l'importance de la musique classique, fonctionnant en contrepoint de la réalité sordide montrée, et la place des chansons, à l'instar de la première scène ;
- les références évangéliques, on l'a dit, mais aussi au théâtre antique : il y a les ruines, la notion de destin tragique (et ses signes annonciateurs : le cimetière qu'on voit de l'appartement), mais aussi les cochons qui peuvent faire penser à Circée, le "choeur" qui accompagne en courant Mamma Roma vers chez elle lorsqu'elle comprend que son fils est mort ;
- les acteurs, largement communs, puisqu'on retrouve aussi Franco Citti, en souteneur complexe, cynique mais aussi capable d'une sensibilité à fleur de peau ; et la présence d'acteurs essentiellement non professionnels.


Autre thème déployé par le film, psychanalytique celui-là : l'emprise d'une mère abusive. L'amour de Mamma Roma est réellement "dévorant". Elle ne le laisse pas exister, forger son chemin lui-même. Et aucun père pour "séparer la mère de l'enfant", comme dirait Aldo Naouri. L'inceste est d'ailleurs présent en filigrane, lorsque Mamma Roma danse avec son fils, lorsque celui-ci, sur la moto, lui demande de mettre ses mains autour de sa taille, ou encore lorsque la mère, jalouse, cherche à éloigner Ettore de son amoureuse. Oedipe-Roi n'est pas loin...


Comme dans Accattone, Pasolini part du néoréalisme pour instiller une poésie qui lui est propre, gorgée de références (trop, peut-être, diront certains). Petite préférence pour le premier volet du diptyque. Mais les deux font superbement la paire.


7,5

Jduvi
8
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Créée

le 14 févr. 2019

Critique lue 239 fois

4 j'aime

Jduvi

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