On attend tous une seule chose à Cannes: lorsque le festival bascule dans une nouvelle dimension, bouleversé par un film. L’année 2011 voyait le cosmique Tree Of Life puis en 2012, l’OCNI Holy Motors débarquait. Maps to the Stars nous offre cette possibilité d’une échappatoire où mutation (s) et putréfaction font œuvre de distorsion. La chair flétrie d’une douleur enfouie expose Agathe Weiss (la divine Mia Wasikowska) dans un monde inconnu : le grand Hollywood, le suintant Hollywood, l’ineffable et inoxydable Hollywood. Et les vers d’Eluard revenant implacablement et inlassablement, détonnant comme une complainte tragique, amorçant au fer rouge sang les prémices d’un sort inéluctable, tracent la voie d’un des meilleurs films de Cronenberg. Le cinéaste canadien choisit pour son dernier long-métrage le théâtre de la divine comédie qu’est Hollywood, le marbre sanglant du succès et son envers du décor, à travers une mise en abyme grandiose et angoissante.

L’origine des monstres

Un casting, un scénario s’emboitant l’un dans l’autre. L’un se faisant le commentaire de l’autre, et l’autre les conclusions du premier. Si le film offre plusieurs lectures à différents niveaux, Maps to the Stars dépeint un drame familial au parfum de complexes incestueux où, parallèlement, Havana Segrand (Juliane Moore, excellente) une actrice de seconde zone sur le déclin, rêve de jouer dans le remake d’un film où sa défunte mère avait connu le succès. Le film introduit Agathe, défigurée par brûlure, une mystérieuse et étrange ingénue débarquant à Los Angeles dont les raisons de la venue sont inconnues. A l’autre bout de la ville, dans une grande villa exposée plein sud, pleine en apparence mais résolument vide, la famille Weiss, une puissante famille où chaque membre a réussi dans le monde du show-business, tente de préserver un terrible secret. Le père coach de célébrités, la matriarche agente peu scrupuleuse et le fils, Benjie Weiss, déjà passé en désintox à l’âge de 13 ans, forment un triptyque familial des plus redoutables.

Car le cinéaste transcende d’emblée Maps to the Stars par l’introduction d’un thème jusque là inexploré : l’enfance. L’origine du mal explique ici les mutations qui s’opèrent à différentes échelles. Les deux heures du film signent l’accomplissement de ce qui travaille en profondeur les derniers films de Cronenberg depuis Spider. D’une part, la fabrique de chimères angoissantes, un pied dans la virtuosité et l’obscurité crépusculaire des images, les figures du genre et la reconduction des courants de son œuvre. De l’autre, la convocation d’un envers chaotique, difforme et monstrueux, l’ancrage encore plus profond du cinéma mental dans son univers expressionniste.

Le travail des corps est remarquablement mis en exergue par l’accomplissement des personnages travaillant leurs pulsions, comme une forme de thérapie. Depuis Faux-semblants, Cronenberg transcende son cinéma par l’induction d’une évolution mentale et psychique dans ses métamorphoses physiques. Ces différentes transformations morbides, profondément malsaines traduisent l’état de malaise que nous pourrions ressentir : l’insondable désir de l’être, du devenir, qui est caractérisé ici par des plans d’angoisse, magistralement sublimés par la musique extra-diégétique d’Howard Shore.

C’est que le film est parcouru par les monstres archétypaux du réalisateur canadien, transformés en fantômes, pour hanter la ville de Los Angeles. A mesure que les personnages se rapprochent, se croisent, la tension grandit pour exploser, à l’image de l’affiche du film, en une immense déflagration, venue des profondeurs de l’enfer.

Echappatoires funestes

Dès le générique, où l’on peut observer les constellations se télescoper sur fond bleu et doux – en apparence – le réalisateur avertit. Le film laisse présager une contagion inéluctable car Maps to the Stars dénonce avant tout la culture virale de notre monde. De son univers expressionniste, Cronenberg extrait, à travers une mise en scène maitrisée, digne de ses plus grands chefs d’œuvre, la putrescence d’un monde se délitant irrésistiblement. Elle se traduit tantôt par la décomposition de la chair, des corps, de leur violence transpirante et tantôt par les personnages s’avilissant dans une quête vaine, celle du succès et de la gloire.

Il n’y a pas d’échappatoire possible. Les personnages se confrontent, voulant tous flirter avec la condition divine, « briller », « atteindre les étoiles ». Dans le théâtre des faux-semblants, leur univers se referme – si tant est qu’il ait été ouvert un jour. Filmé en huit-clos, sans plan de ciel, sans possibilité de fuite, où l’atmosphère crépusculaire recouvre peu à peu les dernières et exiguës sorties, le film traduit le profond malaise de la société du non-être : les personnages baisent sauvagement dans des limousines qui n’en sont pas, l’amour que croit avoir rencontré Agathe n’est pas et l’enfant n’est plus.
Alors s’amorce une fin dictée par les vers immortels d’Eluard, sonnant le glas d’une famille et par extension d’un cycle :

« Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer

Liberté »

Cronenberg signe là une œuvre des plus emblématiques. Par la mutation effrénée des personnages, par la contemplation devant le morbide, par la magnification de ses chimères monstrueuses, le réalisateur semble revendiquer d’une part le titre rare et cher de réalisateur de son temps, et d’autre part tromper la mort de son art, lui permettant d’asseoir sa maestria et ses petits monstres à jamais dans l’histoire du cinéma.
Monsieur_Biche
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le 20 juin 2014

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