Medea
6.4
Medea

Téléfilm de Lars von Trier (1988)

Dans ce grand gouffre qu'est ma culture antique, Jason tient, tout comme Ajax, une place de choix. C'était (c'est) un nom, qui évoque de vagues cours de latin, mais qui, globalement, n'a absolument pas marqué mon esprit.
J'ai donc commencé Medea, sans avoir la moindre idée de qui elle était et je me suis retrouvé tout surpris de la voir reliée à un Jason au nom vaguement connu.
Pour retourner mon manque de culture à l'avantage de cette critique, il faut donc souligner que n'ayant aucune connaissance préliminaire du sujet, elle n'a pas pu me pousser à voir une cohérence à un film qui n'en aurait pas, à comprendre une histoire mal racontée.
C'est donc un premier point positif à ce film: j'ai compris de quoi on me parlait, du moins dans la majorité.

Je suis incapable, pour le moment, de donner une note à ce film. J'ai une grande difficulté à savoir qu'en penser d'ailleurs.
Je vais donc essayer, avec cette critique, tout d'abord de partager ma vision de ce film, mais aussi, plus personnellement, de me forcer à une rationalisation. Un avis émergera donc si mon entreprise est une réussite. Sinon, et bien tant pis.

J'avais lancé, parlant d'un autre Von Trier - je dirais Dancer in the Dark ou Breaking the Waves - le nom de Dreyer. Parce qu'il est dans mes références personnelles et que, forcément, j'ai tendance à le voir partout. Quelle surprise donc, alors que je continue mon visionage intensif, de tomber sur ce film créé à partir d'un scenario abandonné de Dreyer.
Il serait intéressant de savoir le niveau de détail du scénario original, de voir la part de création de Von Trier, et sa marge de trangression. Je n'ai pas ces informations

Le fait est que, quoi qu'en dise l'introduction, ce film est largement plus lié au style de Dreyer qu'à celui de Von Trier. Du moins, pour éviter de trop m'avancer, ce film semble assez différent du style de Von Trier de Breaking the Waves à nos jours. Le thème: classique, basé sur la mythologie, dans une tradition de tragédie antique, est forcément une limite considérable.
Les personnages sont connus (hum, en théorie), l'histoire l'est aussi et, comme bien souvent dans les œuvres antiques, la précision et la justesse de l'œuvre originale ne permet pas beaucoup de retouche, de peur de perdre le sens et la symbolique.
Avant les limites formelles du manifeste 95, Von Trier s'impose ici la limite formelle d'un scénario immobile, écrit par un maître, préparé pour l'esthétique de ce maitre. Du coup, le réalisateur se cache et ce petit quelque chose qui rend reconnaissable les films de Von Trier disparait. Expérience déstabilisante, de ne pas reconnaitre un réalisateur avec qui on vient de passer une semaine. C'est comme Racine qui écrit une comédie au milieu de ses tragédies, cela ébranle.
On tourne donc - pour ceux qui n'en savent pas plus que moi - autour d'une histoire de vengeance, celle de la femme (promise?) de Jason, mère de ses deux fils, qui se voit reniée et exilée lorsque Jason accepte un mariage avec la fille du roi.
Comme souvent chez Von trier, la femme est au centre de l'histoire.

DEBUT DE DIGRESSION
Comment Von Trier fait-il pour choisir des actrices féminines si puissantes, si à-même de réaliser les hautes performances de ses films, et en même temps, est aussi incapable de choisir ne serait-ce qu'un acteur décent? Parce que Jason, il ne faudrait pas lui en demander trop; l'homme de Melancholia, il est bien inutile; le mari dans Antichrist ne va pas aider le film; dans breaking the Waves, le paralyser était pas une mauvaise idée, dans Dogville, hum, il y a un homme? Et dans Dancer in the Dark, cela se passera de commentaire.
FIN DE DIGRESSION

Donc, la femme est au centre de l'histoire comme dans toutes ces grandes tragédies, de Antigone à Andromaque. Une différence est cependant marquante: que cela soit en opposition aux deux exemples cités ou à d'autre comme Phèdre, on est ici en face d'une femme qui commet le pire, qui détruit tout ce qu'elle aime mais qui, a la fin de l'histoire, ne se tue pas de culpabilité.
On dirait plutôt une Circé qui ne succombe pas faiblement à Ulysse le geignard. Et cela donne une ambiance très étrange. Il y a du pathos autour d'elle mais elle demeure une puissance de haine pure. On dit au début qu'elle a fait triompher Jason en lui donnant l'amour, de même elle le fait s'effondrer en lui donnant la haine, avec la même exclusivité de sentiment.
A partir de là, tout est bon poison, malédiction, meurtre de ses enfants.

Du point de vue de l'esthétique, on est dans quelque chose de très épuré. Une forte importance du visage, du plan serré sur un personnage auquel on donne une importance considérablement plus grande qu'à tout l'environnement. Un film qui est donc très clairement un film où l'action directe se remplace par des expressions. Cela vous rappelle quelque chose, moi aussi.
Peu de dialogues, ou alors très elliptiques, les dialogues informent peu, surtout moins que l'image. Les dialogues sont de l'action, ils annoncent ce qui se passe, ce qui va se passer, ils commentent mais ne créent rien.

Cette critique échoue à donner un avis tant un passage du film bloque le reste de ma pensée.
J'ai reproché à Von Trier son excès, sa facilité parfois. Cette tentation de choquer pour rien. Ici autre chose arrive. La violence est là, le choc est là, mais il est choquant comme les larmes de jeanne d'Arc. C'est l'action violente de celui qui ne peut rien changer. Ici, cette action est incarnée par un geste qui est, à ce jour, l'une des images les plus choquante du cinéma.
C'est la double action de cet enfant: l'action première de tirer sur les jambes de son jeune frère pendu, afin de le tuer plus vite. La seconde c'est ce moment où il tend la corde à Medea afin qu'elle fasse le nœud coulant pour le pendre lui aussi.
Cette action n'est pas contextualité du tout. On sait le motif de Medea: celui de blesser Jason jusqu'à la mort, de lui arracher la seule chose qui lui reste. Mais quel est le motif de cet enfant? Quelle est cette étrange et irréelle lucidité? Pourquoi cette lucidité?
Je bloque, je n'arrive pas à intellectualiser ces actes.

Là, Dreyer/Von Trier touche, sans facilité, sans nécessité de choquer dans le vent, sans vulgarité, il fait passer une image d'une puissance incroyable.

Qu'il soit bon ou mauvais, que je ne puisse ou pas mettre un numéro dessus, ce film est certainement à voir. Il ne faut surement pas y chercher ce qu'on cherche généralement chez Von Trier, il faut y aller ouvert, prêt à découvrir un visage autre, mi-composé de celui d'un illustre mort. Mais il faut, je le crois, y aller.
Nathaniell
8
Écrit par

Créée

le 12 janv. 2014

Critique lue 1.2K fois

5 j'aime

Nathaniell

Écrit par

Critique lue 1.2K fois

5

D'autres avis sur Medea

Medea
Nathaniell
8

Lars Von Trier, critique 6

Dans ce grand gouffre qu'est ma culture antique, Jason tient, tout comme Ajax, une place de choix. C'était (c'est) un nom, qui évoque de vagues cours de latin, mais qui, globalement, n'a absolument...

le 12 janv. 2014

5 j'aime

Medea
diogenedesynope
7

Critique de Medea par diogenedesynope

très beau, pour l'image (un peu rudimentaire, mais c'est la aussi que c'est réussi) et pour l'atmosphère rendue, très singulière, qui réconcilie avec le remake des tragédies grecques, souvent un peu...

le 8 févr. 2020

Du même critique

Et… Basta !
Nathaniell
9

"Je vous demande excuse monsieur, je ne connais quant à moi que des anges"

J'ai essayé d'écrire sur cet album, sur cette première chanson, sur cette chanson interminable, éreintante. J'ai échoué. J'ai effacé, réécrit, j'ai recommencé à l'écouter. Une fois, deux fois. Et...

le 9 déc. 2013

14 j'aime

Film Socialisme
Nathaniell
8

No comment

Quelle est cette bulle? Quelle est cette démence? Regarder comme premier Godard le dernier qu'il ait tourné est peut-être stupide. Soit. Mais, que la stupidité rend ce film beau. Un ensemble de...

le 9 nov. 2012

12 j'aime

Manderlay
Nathaniell
5

Lars Von Trier, critique 7

Nous revoilà pour un épisode de plus. Au tour de Manderley maintenant. On retourne dans des films plus récents, on est après Dogville. On est d'ailleurs dans un film qui se présente comme la suite de...

le 12 janv. 2014

11 j'aime