Mekong Hotel
6.7
Mekong Hotel

Documentaire de Apichatpong Weerasethakul (2012)

Ashes / Mekong Hotel - Apichatpong Weerasethakul (2012)

Il est intéressant de mettre en parallèle les deux nouveaux films du cinéaste, deux films en total désaccord formel mais intrinsèquement liés thématiquement. C'est un peu comme si la coupure qui scindait ses précédents métrages en deux, chaque partie restant alors en communication, avait ici créée deux blocs bien distincts, deux blocs qui se questionnent, s'opposent, s'attirent, chacun dans une direction opposée pour finalement se rejoindre.
Que ce soit dans le statisme morbide et doux du Mekong Hotel ou dans le frénétique et bruyant Ashes, Weerasethakul est en pleine interrogation, en pleine recherche de ce qu'il va advenir, de ce que lui va devenir et son cinéma avec. Dans Ashes il se consume, il se perd et se cherche dans le montage, fouille, renifle, malaxe la matière, toute la matière qu'il trouve, tout ce qui lui tombe sous la main. Le chien guide le plan, mais le chien part dans tous les sens, le montage ne peut le suivre, ne peut capter que des instants, des fragments, des lueurs. L'apaisement n'est plus, on est dans la saccade, dans le vacarme de l'image. Quelle piste emprunter, quel chemin parcourir pour continuer à avancer. Le chemin opéré dans Ashes, c'est celui qui irait de la jungle à l'urbain (chemin pris en sens inverse par rapport à Blissfully Yours ou à Tropical Malady). Cette transition, elle se fait musicalement, on passe du bruit de la jungle au silence de la ville, de là à dire de la vie à la mort il n'y a qu'un pas. Une pancarte 'prisoners' s'érige dans le plan. Une pancarte qui pourrait autant signaler que l'on n'est prisonnier de la modernité, prisonnier de notre carapace sociale, mais surtout corporelle et humaine. Mais qui traduit également la position du cinéaste sur lui-même. Il est à la frontière, frontière géographique, humaine (sentimentale ?), et artistique. Il effectue sans cesse des allers-retours entre tous ces éléments, les entremêle. Et quand il ne sait plus, qu'il ne parvient pas à trouver, il se réfugie dans le rêve, dans la mémoire et le cocon du passé et de l'âme. C'est son retour à la jungle.
Hotel Mekong raconte la même chose, mais là où le cadre est constamment instable et mouvant dans Ashes, il est ici immobile et calme. Il cherchait dans Ashes à travers le mouvement du plan, il cherche ici les mouvements au sein du plan.
La notion de frontière qui perçait dans le montage de Ashes, s'incarne ici géographiquement. Le Mekong, frontière entre le Laos et la Thaïlande. Encore une fois, une scission. Frontière aux mouvements historiques du passé, migrations des hommes du Laos vers la Thaïlande. Frontière entre un pays encore enfouis dans la jungle et un autre qui se transforme à vive allure. L'hôtel est du côté thaï, le regard lui, fixe l'autre rive. Regard mélancolique de deux amoureux assis sur la rambarde de la terrasse.
Tout comme Ashes, Mekong Hotel cale son rythme sur le petit air d'une guitare sèche. Le film s'ouvre d'ailleurs sur le cinéaste et le musicien qui cherche une mélodie, celle qui créera le rythme du film, celle qui tout simplement fera le film. Le style d'Apichatpong se fait de plus en plus musical, ça a toujours été le cas et le son à toujours été fondamental dans son cinéma (bruit de la jungle, importance du silence, musicalité de la parole et de la langue thai), mais ici tout semble reposer sur cet élément. Si la musique s'arrête, le film s'arrête. Le musicien cherche en permanence, rate des notes, gratte les cordes plus ou moins fort, s'interrompt. Tout ça se retrouve dans la mise en scène du cinéaste. Et en même temps il semble avoir peur de cette musique, peur d'une nouvelle petite musique qui lui ressemblerait trop, qui enfermerait son cinéma dans un trop petit espace, trop facile, trop confortable. Les notes qu'il rate sont alors les plus belles, car l'on ne s'y attend pas, car elles surgissent d'une partition que l'on aimerait ne pas encore connaitre par cœur. Car on espère et attend qu'il nous fasse découvrir d'autres recoins, d'autres espaces, d'autres mélodies.
Car Mekong Hotel est aussi un pot-pourri dans lequel est brassé tout ce qui constitue son cinéma jusqu'alors, les situations prenant parfois même des postures déjà vus au préalable. Il est question de fantômes, ici des Pob, qui dévorent les entrailles des vivants. La mémoire et le passé qui refait toujours surface, qui ne peut se détacher du présent et qui nous dévore de l'intérieur. C'est la mémoire d'un pays, la mémoire d'un être perdu, d'un amour perdu. Cet hôtel est hanté, morbide. Les couleurs ont été aspirées. La frontière entre les vivants et les morts, et l'entre-deux est de plus en plus mince, tout se confond, tout se brouille. Le passé d'un pays se mêle au présent. La mère à l'amante, le connu à l'inconnu. Frontière aussi au niveau de l'eau, qui a une place fondamentale ici encore. En choisissant de filmer le Mekong, Apichatpong choisi de faire ressurgir un passé, des mouvements transitoires à travers ce fleuve, mais également le long, circulation d'homme, de marchandises. Un passé qui communique avec le présent à travers l'évocation des récentes et dramatiques inondations à Bangkok. L'eau régénératrice face à l'eau destructrice. On est entre les deux, il est entre les deux et de géographique le Mekong prend ici une dimension métaphorique, le questionnement et la transmission encore et toujours.
Frontière, enfin, au niveau de la parole. Elle n'est plus linéaire, elle se fait happer par le silence (ou la mélodie de la guitare) ou par un autre sujet de discussion. Mais là encore point de cassure, mais un échange fluide, un enchevêtrement, tout est lié (comme disait Podalydès dans Adieu Berthe, la vie c'est tout mélanger), ici c'est pareil. Il faut brasser, il faut malaxer pour pouvoir laisser échapper des choses. Lorsque le regard traverse le Mekong, il traverse le temps, interroge le futur, le présent autant que le passé. Mais c'est aussi un regard intérieur, un regard vers soi, c'est toute l'idée du retour vers la jungle, vers la densité, la chaleur et la complexité du corps et de l'âme.
Le film se termine sur un très long plan fixe sur le Mekong. Le soleil se couche lentement alors que des jet-ski dessinent des formes sur l'eau et qu'un bateau de pêche remonte le fleuve vers le nord. Le mouvement saccadé des plans de Ashes prennent ici une fluide élégance. Pourtant, contrairement au bateau, ils ne sont pas linéaires, ils tournent, font des allers-retours, sortent du plans, se rapprochent d'une rive puis de l'autre. Ces mouvements incessants, hésitants, outre tout le bagage qu'ils emmènent avec eux et évoqués plus haut, induisent une ultime frontière, toujours au centre de l'œuvre de Weerasethakul, le rapport du moderne à la nature, la cohabitation entre la machine et les éléments naturels, la lenteur et la vitesse. Le questionnement sur la trace laissée par l'un sur l'autre. Est-elle indélébile, va-t-elle transformer le plan et le cadre, ou va-t-elle disparaitre peu à peu laissant le plan reprendre sa forme initiale. Au fond, machine ou non, le plan, lui, dans son avancée dans le temps, ne sera plus jamais le même. Weerasethakul en est là, à observer ce que ce plan va devenir, tout en gardant en mémoire ce qu'il était.
Teklow13
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le 23 mai 2012

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Teklow13

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