Le cinéma peut-il servir le devoir de mémoire ?



« Mémoires de nos pères » dévoile l'histoire d'une photographie de presse mondialement connue : six soldats dressant un drapeau américain au sommet d'une montagne sur l'île japonaise d'Iwo Jima en 1945. Pour le peuple américain, c'est la preuve d'une victoire martiale et la promesse de l'arrivée de six nouveaux héros de guerre dans leur paysage médiatique.
Des six héros de cette photographie, il en reste trois, les autres meurent durant les vingt-six jours de combat qui suivirent la prise de l'instantané. Un beau portrait de l'Amérique revient alors au pays : deux blancs américains, l'infirmier John "Doc" Bradley, le marin, Rene Gagnon et l'indien, Ira Hayes. Trois hommes, des simples « portes drapeaux » qui vont devenir un concept de propagande : « le héros de guerre ». Arrachés à leur bataillon, ils sillonneront sans relâche les USA, relançant l'effort de guerre par leurs allocutions et les shows remettant en scène l'instant emblématique.

A travers l'exemple de cette photo, le nouveau Clint Eastwood montre ce que cela engage de transcender la mort par la représentation, contestant le cliché photographique, fausse synthèse spectaculaire des évènements. Grâce au film, qui constitue des centaines de milliers de photos, il va tenter de révéler la vérité.

Ce film mémorial, dévoué à la bataille d'Iwo Jima explore la mémoire sous toutes ses formes : la mémoire collective modelée par les outils médiatiques, la parole des vétérans, le souvenir, qui va torturer ces trois soldats jusqu'à leur mort des années plus tard.
Tentant en mettant bout à bout ces objets fragiles que sont les souvenirs, de raconter l'histoire vraie de ces trois « faux » héros : dresser un drapeau pendant que les autres combattent et meurent, c'est peu pour la gloire.

Son album fait défiler les personnages et les époques autour d'un personnage central : John Bradley. L'infirmier du bataillon transposé à notre époque, un vieil homme qui se meurt à l'hôpital et dont le fils va recueillir les propos des vétérans qui ont partagé la guerre avec lui. Ces récits structurent le film en plusieurs reconstitutions : les scènes de guerre, le road show militaire aux USA, le retour de ces hommes à la vie civile.

« Oui, une ou deux fois par semaine : je rêve que je me trouve absolument seul dans un paysage désolé, un décor de fin du monde,...
- et j'entends une voix appeler «Infirmier ! Infirmier !», je cours vers la voix et je ne trouve personne ; alors la voix se fait entendre de nouveau, derrière moi, «Infirmier ! Infirmier !», je cours, je cours, il n'y a personne. Propos de Danny Thomas, vétéran de guerre, recueilli par Clint Eastwood.

C'est le rêve de John "Doc" Bradley qui a oublié qu'il avait été un héros, mais se rappelle ses échecs, la perte de chacun des membres qu'il n'a pu sauver. Infirmier de guerre, croque mort dans la vie civil, il est le lien entre la vie et la mort. Si un personnage peut avoir la fonction de mémorial humain grâce à ses souvenirs, c'est bien lui car il passe d'un corps à l'autre sur le champ de bataille. Pourtant, sa vision de la réalité est altérée, car justement il est humain, subjectif, et qu'il s'auto-flagelle à outrance.

Synecdote du bataillon, les trois « héros » réunis échouent à transmettre la vérité des charniers. Ils ont beau mettre les morts en avant, ils sont forcés de mentir aux mères des victimes et aux foules : leur statut de héros relève d'une imposture qui sera dévoilée dans le film. Ils ont honte de leurs mensonges et cette torture morale se résout en un plan : lorsque l'indien vomit, faisant jaillir les visions répugnantes qui l'obsèdent.

Ainsi, la mémoire à travers la parole de ces hommes ne peut se transmettre. Compromise par
le fait qu'ils ne sont pas éternels, leurs pieux mensonges, leurs problèmes psychologiques et le fait qu'ils sont les instruments de la propagande.

Face à l'incapacité des héros à faire la synthèse, Eastwood nous montre alors une galerie impressionnante de personnages, leur accordant un temps égal à l'écran, ne centrant l'action sur aucun personnage en particulier, comme si le réalisateur ne savait plus choisir. Le constat devient un exercice de style : il compte étendre son œuvre aux multiples points de vue dans un second volet de l'histoire, Lettres d'Iwo Jima (sortie courant janvier) qui livrera le point de vue des japonais. Ce deuxième opus fera sortir les japonais des tréfonds du hors champ où Eastwood les avait laissés dans Mémoires de nos pères, alternant leurs images et celles des soldats américains gravissant la dune.

Cet exercice intéressant relèvera d'une conception asymptotique du cinéma. Danaîde devant son tonneau, Eastwood s'acharne à multiplier les points de vue à l'infini sans ne jamais trouver la vraie histoire, puisqu'il y aura toujours quelqu'un qui n'aura pas été entendu, tel Bradley, dans le coma au moment de l'écriture du recueil de mémoires.

Néanmoins, critiquant le poids de l'image unique, échouant lui-même à porter la vérité à travers son film, Eastwood nous délivre tout de même, comme dans chacune de ses oeuvres, ses courtes maximes de vie, sortes de vérités qui s'appuient sur le récit . Si les médias et leurs icônes sont devenus le nouvel opium du peuple, « Heroes are something we create, something we need »1, le cinéma d'Eastwood c'est la nouvelle religion, comme le montrent les multiples symboliques bibliques qu'il égrène dans ses films ( tatouages en forme de croix , personnification de la sainte trinité dans Million dollar baby etc...).

Ce prêcheur des temps modernes tourne sa bible contemporaine en images, appuyant sa démonstration sur un récit orné par les ressorts de l'outil cinéma. Interpellant l'inconscient collectif par ses symboliques chrétiennes, s'appuyant sur le style flamboyant des prises de vue contrastées et monumentales.
Une œuvre faite d'artifices et de « vérités » qui abreuve le spectateur en quête de repères, au temps de la fin des religions.

Qu'en penser ? Au delà de tout ce qui a été dit, le film nous captive par son sujet. Quant aux dogmes qui s'échappent de l'œuvre du cinéaste, ils constituent la marque de son humanité. Voilà un homme qui réalise une œuvre a-synthétique, reposant sur un paradoxe : il dénonce les médias, nous livre son incapacité à faire un travail de mémoire complet et emploie pourtant les mêmes procédés artificiels que ceux qu'il critique afin de transmettre ses propres messages. Alors, peut-être veut-t-il dire qu'au delà de la débâcle et de la confusion, il faut bien tenter de trancher afin de prendre parti et de marquer son temps.



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1. Phrase issue du film.

gouttedepluiesu
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le 14 juin 2010

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gouttedepluiesu

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