Il est rare que je regarde l'adaptation cinématographique d'un livre que j'ai lu. Mais il y a parfois des exceptions, et ce fut le cas lorsque j'achevai Moby Dick de Herman Melville, il y a maintenant plusieurs étés de cela.
En 1956, John Huston nous offre sa version sur grand écran du roman de 1851. Pour ceux au fond de la classe qui aurait pioncé, voilà un rapide résumé de l'intrigue :
Ismaël, un marin assoiffé d'aventures, décide d'embarquer à bord d'un baleinier partant de Nouvelle-Angleterre. Il se lie d'amitié avec Queequeg, un harponneur originaire des Mers du Sud et ils s'engagent à bord du Péquod, un navire à l'importante réputation. Mais une fois en mer, ils font la rencontre du capitaine du vaisseau : Achab, un vieil homme brisé aussi bien physiquement que mentalement qui cherche à se venger de Moby Dick, la terrible baleine blanche qui lui a arraché sa jambe il y a quelques années. S'annonce donc une chasse en haute mer tumultueuse, dangereuse et presque surnaturelle.
Quand on y pense, c'est un exploit d'avoir fait un film aussi captivant en adaptant un livre de plus mille pages rempli de temps morts. Là où le roman d'origine contenait de nombreux passages encyclopédiques et de multiples sous-intrigues, l'adaptation ne garde que l'essentiel du récit. Ce qui n'est pas plus mal, car si l'on avait pas eu ce film d'aventure, on aurait probablement eu droit à un film d'auteur soviétique de plus de cinq heures avec essentiellement des monologues longs comme le bras.
Mais malgré le charcutage du matériau de base, ce cher John Huston a pu amplifier des évènements du livre pour les plus rendre plus intéressants à l'écran :
Dans un roman très descriptif et axé sur la beauté de la nature sauvage, on attend que son adaptation soit tout aussi picturale. Et c'est le cas !
Les images du film baignent dans des couleurs gris/brun qui personnellement me rappellent beaucoup la peinture flamande de la Renaissance, mais aussi les vieilles représentations de chasse à la baleine que l'on voit lors du générique d'ouverture. Une chose que j'aime aussi dans ces vieux films, c'est l'aspect matériel. Tout semble plus réel, mais aussi sensoriel. On peut sentir les embruns, ressentir la texture du bois du navire sous nos doigts et respirer l'odeur forte de la transpiration des marins sous le soleil.
Et à défaut de recréer chaque dialogue comme un réalisateur idiot un peu trop zélé, Huston s'est aussi permis d'insérer des passages non-existants dans le film. Je pense surtout au complot que Starbuck prévoit pour renverser Achab, seulement suggérer dans le livre mais approfondi à l'image. Le rapport entre le capitaine et son second est aussi bien plus mis en avant, tout comme le fait qu'Ismaël est censé être le protagoniste de l'histoire, là où il finit par s'estomper dans le récit originel.
Et tant qu'on est sur les personnages, il faut absolument parler de la performance de Gregory Peck en Achab.
Chaque scène, chaque plan où il apparaît dégage une indescriptible puissance. Il crève l'écran, tout simplement. Avec sa barbe hirsute, sa cicatrice pâle et son regard aussi sérieux que dément, on image personne d'autre dans ce rôle. Le réalisateur le met toujours en scène de manière à ce qu'il soit plus imposant que le reste de l'équipage. Ce n'est pas juste un vieillard estropié, c'est Achab. Il porte en lui la vengance et le nom d'un roi damné.
Je frapperai le soleil s'il m'insultait !
Et pour un anti-héros aussi fou que déterminé, il faut bien un némésis de taille. Et tout comme dans l'oeuvre de Melville, la baleine éponyme n'apparaît qu'à la fin. Révoilant sa blancheur, sa mâchoire tordue et son front ridé aux yeux de marins qui finissent un peu tard par se rendre compte que leur capitaine les a conduits à leur perte. Moby Dick a beau apparaître peu, elle est loin de rester discrète, c'est même la baleine dont on voit le plus le corps durant tout le film ! Elle a beau avoir l'air rigide (ce n'est qu'une maquette après tout) elle reste marquante, avec son regard ancien tout aussi chargé de haine que celui d'Achab.
Qu'on ne vienne pas me dire que ce film n'est pas une adaptation fidèle, je lui harponnerai le derrière jusqu'à ce qu'il traverse la Pacifique à la nage ! Tous les ingrédients phares du récit de Melville sont là, plus ou moins au premier plan. Même l'équipage du Péquod est entièrement présent !
La réflexion sur la religion ? Elle est là. La scène du sermon dans la chapelle des baleiniers est présente (avec un Orson Welles qui a bien appris son texte), et combien de fois les personnages citent la Bible où le Seigneur en personne ? Et il n'y a qu'à voir la manière dont Achab est presque crucifié sur le flanc de baleine à la fin du film pour voir un ultime signe divin dans cette chasse blasphématoire.
Pardi, les baleines savent tout faire ! Si Dieu s'était fait poisson, il se serait fait baleine !...
Le remord après la mise à mort des baleines ? Il est là aussi, plus discret mais bien présent avec quelques plans qui serrent le coeur, comme cette mâchoire de cachalot béante agonisant au-dessus de la surface. Vous n'allez tout de même pas croire que chasser la baleine est un joyeux sport ?!
En somme, Moby Dick de John Huston est une excellente adaptation romanesque, qui a un avantage sur le médium originel : elle a les images, la mise en scène. Si vous n'avez pas le courage d'achever un roman de cent trente-cinq chapitres (ce que je comprends), vous passerez un tout aussi bon moment devant le film de Huston, durant moins de deux heures, mais avec des séquences intenses qui valent la peine d'être vues !