Un atelier d’écriture de la salle communale de Newcastle. Table en formica, chaises décaties, des gâteaux secs, une fontaine et des gobelets en plastique.


-Bon, on sait tous comment Ken fonctionne, à part peut-être toi, Mary-Rose.
- Ne t’inquiète pas, j’ai vu tous ses films.
- Bon, ça devrait aller dans ce cas. L’idée de base, c’est le travail en amont qu’on fait Hayley et Fergus : de la documentation, de l’enquête sur le terrain.
- Voilà. On fait rentrer tout ça dans une trame, on émeut par des destinées de personnages et le tour est joué.
- Faut qu’ils meurent alors.
- Attends, Robbie.
- C’est un documentaire, mais avec la possibilité d’en rajouter quand ça nous arrange ?
- On peut voir ça comme ça. Ken aime les symboles, n’oubliez pas.
- On règle tout de suite le problème du casting : l’important, c’est l’accent. Vous prenez un vieux grande gueule, mais hyper gentil, une mère isolée…
- Elle meurt, la mère.
- Robbie, on verra ça après.
- Plutôt jeune, histoire qu’on puisse en faire une prostituée, non ?
- Bien vu.
- Et un noir pour la téci touch. Chaussures de sport, petit filou au grand cœur, roi de la débrouille.
- Voilà. On les plonge dans l’enfer kafkaïen de l’administration dont l’objectif est de les dégouter du système pour les pousser à le quitter.
- Et ne plus vivre aux crochets du système, ces salauds de pauvres.
- Oui, enfin ça c’est l’état d’esprit qu’on dénonce Les pauvres, c’est les victimes.
- Oui oui, j’avais bien compris. T’inquiète, ce sera limpide. On est chez Ken Loach, enfin, Linda !
- Excuse-moi, mais justement, Ken déteste l’ambiguïté. Fergus, on t’avait demandé une fiche sur les méchants ?
- Des patrons, des blancs, grands, parfois gros, avec des cravates. Des bureaucrates.
- Bien. Robbie, pour les gentils ?
- Noirs, femmes, vieilles, un avocat en fauteuil roulant. Pour ceux qui meurent, je m’étais dit…
- S’il-te plait, Robbie, on n’y est pas encore.
- Ok. J’avais pensé à faire deux contre-motifs : un vigile, donc plutôt côté peuple, qui soit un méchant en prétendant aider la femme pour la pousser à la prostitution, et un directeur de supermarché qui ferme les yeux sur un larcin.
- Elle vole quoi ?
- C’est le moment de penser au symbole. Des serviettes hygiéniques : féminité, nécessité, intimité, humiliation.
- Bien. Tant qu’on y est : le vieux, vous m’en faites un travailleur manuel ; un charpentier, un gars de l’ancien temps face à l’ére inhumaine d’internet.
- Il construit des mobiles pour les enfants.
- Et une étagère pour leur mère, pour des livres, pour qu’elle étude, s’émancipe et sorte la tête de l’eau.
- Mais elle y arrive pas.
- A cause du système.
- Et donc elle veut acheter des chaussures à ses enfants et elle frotte des carreaux qui tombent.
- Voilà.
- Et elle meurt ?
- Robbie, tu es lourd.
- Bon, elle a froid. Et faim alors. Mais genre trop.
- Voilà. Elle fait ses courses à la banque alimentaire et là, elle peut pas attendre, elle mange directement un fruit, dans la fébrilité.
- Oui, bof. C’est pas très symbole je trouve.
- Attends, attends. Elle a TELLEMENT faim qu’elle ouvre une boite de sauce tomate, quelle mange à pleine main.
- Le truc qu’a aucun sens. Elle en foutra partout.
- Bouleversant. La dignité qui s’effrite, la perte de repère, l’aliénation par le système, la…
- Oui, oui, Hayley, on a compris.
- Bon, c’est bien tout ça. Mais ça manque un peu de révolte, non ?
- C’est vrai. Dans les bandes annonces de Ken Loach, il y a toujours des scènes comme ça.
- Le vieux, on l’a dit, il a une grande gueule. Il fait remarquer que le système est pourri.
- Il écrit sur les murs et tout !
- Oui, et les gens s’arrêtent dans la rue et ils l’applaudissent comme dans les films américains.
- Et pour la mise en scène ?
- …
- …
- Tu veux encore un verre d’eau ? Va en chercher, la fontaine est là-bas, derrière le pilier.
- Bon, je crois qu’on a fait le tour du sujet.
- [SPOILS]
- Mais alors, il gagne ou pas contre le système ?
- Ah, oui, c’est vrai. Il faut que le spectateur comprenne qu’il n’y a aucune ambiguïté. Il DOIT gagner : l’avocat, les médecins, tous les gens gentils sont de son côté.
- Mais…
- Robbie, putain !
- Nan mais il a raison, Linda. On veut du poignant pour festival, non ?
- Oui, c’est vrai. Allez, Robbie, tu as le dernier mot.
- Génial. Vous serez pas déçus. Croyez-moi, on va bouleverser.


L'intégralité des réunions :


http://www.senscritique.com/liste/Les_arcanes_du_blockbuster/369869

Sergent_Pepper
4
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Poussif, Social, Palmes d'or vues, Dénonciation et Les arcanes du blockbuster

Créée

le 29 oct. 2016

Critique lue 5.1K fois

119 j'aime

32 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 5.1K fois

119
32

D'autres avis sur Moi, Daniel Blake

Moi, Daniel Blake
Sergent_Pepper
4

Les arcanes du film social

Un atelier d’écriture de la salle communale de Newcastle. Table en formica, chaises décaties, des gâteaux secs, une fontaine et des gobelets en plastique. -Bon, on sait tous comment Ken fonctionne,...

le 29 oct. 2016

119 j'aime

32

Moi, Daniel Blake
PhyleasFogg
8

Moi, Ken Loach....

Je vous demande pardon d'avoir décroché cette palme d'or qui aurait dû revenir à un véritable Artiste de l' esbroufe et de la pseudo subtilité niaise. Je m'excuse en m'aplatissant de vous avoir...

le 4 nov. 2016

74 j'aime

Moi, Daniel Blake
Theloma
8

Un homme de coeur dans un monde de fou

La droiture. Voici le mot - au sens propre comme au sens figuré - qui vient à l'esprit pour qualifier le personnage de Daniel Blake. Car il n'est pas question pour ce menuisier au chômage en lutte...

le 1 nov. 2016

71 j'aime

12

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

766 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

701 j'aime

54

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53