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Film de Rohena Gera (2018)

Nul doute que, pour un premier film, Rohena Gera ne choisit pas la facilité en voulant sensibiliser le plus grand nombre au sort de la femme en Inde, sans tomber dans les excès du militantisme forcené ou les clichés du Bollywood coloré. Elle parvient toutefois à tirer son épingle du jeu en diffusant les particularités indiennes à travers un univers cinématographique connu par tous, celui du récit d'émancipation et de la romance hollywoodienne dont elle se réapproprie habilement les principes. Il en résulte une œuvre capable d'éviter les écueils les plus attendus, notamment le diktat de l'happy end, tout en exposant un propos politiquement engagé avec une subtilité des plus plaisantes : dans l'univers confidentiel du huis clos, les revendications sont presque silencieuses, tout comme la lutte qui se fait par petits pas, de l'ombre vers la lumière, des coulisses vers le centre de la scène. Dès lors, la conquête de l'espace domestique est assimilable, pour celle que l'on condamne aussi bien à l'invisibilité qu'à l'arrière-plan, à une véritable conquête sociale.


Dès le début, Sir assume ses références hollywoodiennes, son goût pour les histoires évoquant les rapports sociaux sur fond de romance, avec un récit qui semble affreusement prévisible : Elle est pauvre, agreste, condamnée à l'opprobre depuis son veuvage précoce, et travaille comme servante pour payer des études et un avenir à sa petite sœur ; Lui est riche, citadin, et surtout seul depuis l'annulation de son mariage : Ils sont faits pour se rencontrer, s'aimer et tutti quanti. On le comprend rapidement l'intérêt du film résidera avant tout dans sa manière de s'emparer de son sujet, en troquant l'exubérance et les poncifs par la justesse de ton et le réalisme.


Un souci de réalisme que l'on retrouve bien évidemment dans le traitement de la romance. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ou craindre, Sir ne sera pas la version indienne de Pretty Woman ou de Cendrillon : il n'y aura pas de prince charmant ou de bonne fée, ni de roturière transformée en princesse ou de citrouille en carrosse. Si les bons sentiments existent, fort heureusement, tout sera maintenu à bas bruit. Rohena Gera parvenant à faire briller le réalisme et la retenue, en s'attelant à désamorcer les pièges les plus attendus.


Ainsi, elle aura le mérite de refuser la grandiloquence (une déclaration d'amour est réduite à une pression sur les mains, un refus à un regard embué), le misérabilisme ou les clichés de l'exotisme social (le poids du veuvage est sommairement abordé à travers un dialogue, le village et ses traditions restent bien souvent en hors champ), la victimisation ou encore le manichéisme (veuvage ou mariage arrangé, toutes les classes sociales subissent la pression des traditions). La retenue délicate dont fait preuve la réalisatrice se joue à l’intérieur des codes du cinéma indien - ne s’en affranchissant que le temps d’une scène, dont le romantisme évanescent cher à Bollywood n’est, ici, en rien déplacé. Une retenue que l'on retrouve dans le jeu des acteurs principaux, et dans celui de Tillotama Shome, notamment, qui parvient à tisser un subtil mélange de détermination et de fragilité, de timidité et de spontanéité.


Plutôt que d'employer le ton de la revendication, Rohena Gera privilégie la finesse du visuel pour évoquer l'apartheid existant en Inde, entre castes et classes. Ainsi, la simple vision de l'univers quotidien des protagonistes suffira à faire germer en nous les idées de prison et de captivité : les baies vitrées sont autant de cloisons qui emprisonnent les êtres ; les colonnes, qui toisent le bureau, sont assimilables à des barreaux ; quant au gardien de l'immeuble, il a tout du maton qui surveille et réglemente les allées et venues...


Mais là où Rohena Gera se montre particulièrement habile, c'est en nous faisant percevoir, à travers les regards et la parole, les chaînes invisibles qui entravent la liberté des plus faibles, et de la femme notamment. Car dans l'Inde d'aujourd'hui, dans cette ville de Bombay où la modernité s'exhibe ostensiblement, les barrières sociales héritées d'un autre âge sont toujours présentes et semblent tacitement admises. C'est ce que l'on devine à travers les discours convenus où la soumission de la femme est constamment rappelée : la femme parle pour demander la permission (pour apporter un repas ou suivre des cours), tandis que l'homme ou la femme socialement élevée ne s'exprime bien souvent que pour délivrer des ordres ou des reproches (le maître, le tailleur, etc.). Les regards, en ce sens, sont également éloquent, comme nous l'indiquent ces séquences d'extérieur (hors de la résidence du maître) où l'image de Ratna est jugée en ville et admise au sein de son village.


En dépit d'un récit d'émancipation quelque peu décevant, car cousu de fil blanc et manquant cruellement de relief, Sir parvient à nous séduire par son militantisme délicat. Une nouvelle fois, c'est à travers la retenue du visuel que Rohena Gera appelle de ses vœux l'émancipation de la femme : au sein de cette demeure bourgeoise, où l'organisation des taches et de l'espace dictent les rapports sociaux, Ratna va progresser sur le chemin de l'émancipation en réduisant la distance physique qui la sépare du centre de la pièce (elle passe de l'ombre à la lumière, des coulisses au-devant de la scène), tout en réduisant symboliquement la distance qui la sépare de l'homme (les corps qui se rapprochent, le prénom qui se subtilise au « Sir » d'usage...).


Toujours précautionneuse, en se gardant bien de verser dans l'utopique (les sentiments ne vont pas révolutionner le système, maître et domestiques resteront à leur place), Rohena Gera s’attelle surtout, à travers son film, à interroger le public sur le fonctionnement même de cette société indienne qui se veut si moderne : comment considérer l'avenir dans un pays où les basses classes sont invisibles aux yeux du progrès, et où la femme doit supporter aussi bien les traditions que le diktat social ? Si elle ne se risque pas à apporter des réponses, la cinéaste ne se prive pas d'exprimer son souhait d'un avenir meilleur pour la femme, comme l'atteste la scène dédiée à la fête de Ganesh, durant laquelle Ratna apparaît libre et heureuse à l'écran, au moins le temps d'un instant, le temps d'une danse...

Procol-Harum
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le 26 janv. 2022

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