(Turner à l’automne de sa vie – impressions)

un gnome difforme
une gargouille (de son propre aveu, face au reflet dans le miroir)
un anachorète bourru
un phacochère
mais truculent à ses heures

un bizarre authentique, excentrique

il grogne, grommelle, éructe, souffle, émet des couinements, des borborygmes, des sons à peine articulés, d’où sortent, parfois, des bribes de phrases

« je vais entrer dans la non entité » … « le soleil est dieu » …

il pleure aussi quand il est confronté à trop de beauté
ou plutôt il bave
il hoquète
le visage tordu par grimaces et rictus

et il marche
certes il ne sillonne plus l’Europe à la recherche des maîtres, comme il a pu le faire pendant les décennies écoulées,
il arpente la campagne anglaise,
l’œil aux aguets et le pas alerte,
ou balourd comme un gros batracien,
il marche
il hume, se laisse envahir, affronte les éléments
se confronte à la plus grande modernité, à ses fumées
et se laisse envahir par la lumière.
Il s’y dissout.

L’histoire des 25 dernières années de Turner, son automne et son hiver, n’est pas dessinée de façon linéaire – mais par touches, par bribes, par impressions, sans solution apparente de continuité. A l’image de ses peintures ultimes, l’essentiel de son œuvre (alors même qu’il était très reconnu de longue date, et que ses dernières œuvres, jamais exposées officiellement lui attiraient surtout moqueries et attaques – « il perd la vue » …), celle qui annonce non seulement l’impressionnisme mais toute la peinture moderne. Il se noie dans la lumière et dans la couleur.

… Très loin de l’image passée du jeune dandy …

Son histoire est appréhendée par fragments, par anecdotes sans doute historiques- la grosse tache rouge et provocatrice au milieu de la toile marine retenue pour l’exposition nationale, simplement pour attirer l’attention, aux dépens(et à la rage) de John Constable, grand rival et voisin d’exposition, avant de reprendre la tache, de l’effacer partiellement … pour la transformer en bouée rouge ; l’affrontement de la tempête de neige, volontairement attaché au mât du bateau, pour découvrir l'élément du dedans ; la découverte du train et de ses fumées, de la photographie (avec fascination, jalousie aussi, accélérant sans doute encore son repli dans la couleur) ; les crachats sur les toiles, pour disperser la couleur ; l’exposition du salon royal ; les discussions de salon, avec mécènes et critiques, auxquelles il participe parfois volontiers ; les acheteurs, dont il finit par rejeter des offres mirifiques, pour léguer l’ensemble de son œuvre à l’Angleterre …

Son histoire est appréhendée à travers ses relations, la famille, le lien fusionnel avec le père, la gouvernante fidèle et mutique, à la fois servante et maîtresse à l’occasion, sa femme, ses enfants, ses petits-enfants, dont il ne veut pas entendre parler même à l’heure de la mort ; le sexe hygiénique, assez animal, avec les prostituées (mais toujours avec l’appréhension de la beauté) ; les peintres, avec des relations sous tension ; les critiques, avec les mêmes difficultés (Ruskin, légataire, n’hésitera pas à faire disparaître tous ses croquis de nus), les politiques (jusqu’à l’accueil très acerbe de la reine face aux toiles exposées), les moqueries du public, riant au spectacle d’une pièce satirique contre Turner … Ces relations difficiles qui renforcent de plus en plus ses fuites, ses échappées, son besoin de solitude, l’état assez ruiné de son atelier et de sa salle d’exposition, murs lépreux, eau dégoulinant sur le sol – jusqu’à la rencontre ultime et très sereine avec sa logeuse. Jusqu’à l’apaisement.

Son histoire est surtout appréhendée à travers l’image récurrente de ses promenades, à la campagne, à la recherche du train et de la modernité, au bord de la mer (la somptueuse plongée, sur la silhouette minuscule s’éloignant sur la plage), en ville même, n’hésitant jamais à exposer son corps, à prendre tous les risques ; et pendant ces promenades, le carton à la main, les croquis, les esquisses, les carnets …

En fait, cette histoire découverte par impressions juxtaposées trouve cohérence et progression dans l’exécution des grandes toiles ultimes – le Navire négrier ; la Tempête ; Pluie, vapeur, vitesse ; le Téméraire … qui traduisent sa plongée dans la couleur pure, lorsque les formes ne sont plus que suggérées, presque dissoutes.

Au couchant de sa vie, Turner parvient à passer au-delà des apparences – la sienne évidemment, celle de l’ogre, mais aussi celle des choses qu’il parvient à résoudre dans la couleur, dans la lumière et dans la beauté.

P.S. : la principale réserve peut porter sur le positionnement de Mike Leigh (qui au demeurant a su tirer le meilleur des propositions respectives de Timothy Spall, énorme, et du chef opérateur Dick Pope) dont on peut se demander s’il n’a pas voulu, sous le couvert de Turner, élaborer, sinon une autobiographie, du moins un plaidoyer pro domo – Mike Leigh, cinéaste très ombrageux et très peu glamour, dans ses relations complexes et difficiles avec las producteurs, les cinéastes (le salon royal évoque à l’évidence un festival …) ou les critiques ?

Peu importe en fait – Turner, à tous points de vue, demeure énorme.
pphf

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