La nuit est tombée sur Los Angeles et de la colline des lumières s'échappent. Des petits points de couleur comme des étoiles immobiles. Une caméra tremblante plonge sur un drap rouge, comme une tête qui tombe pour s'en aller dormir. Il fait noir et le rêve peut commencer.
Une voiture noire serpente une route inquiétante au son des dissonances qui ouvrent le film. Où sommes-nous ? Où va-t-on ? Est-ce qu'on le saura un jour ? La nuit est à son comble, le mystère se dessine. Nous sommes dans un autre monde. Nous sommes sur le haut de L.A.
Sur Mulholland Drive une épaisse brume naît. Il en sort, vêtue de noire, créature plantureuse qui est l'oeuvre d'un rêve, une femme au front de sang. Elle tourne le visage et les lumières l’inondent. La ville apparaît, et semble lui dire de venir. Comme une araignée qui cherche sa prisonnière. Pour que le récit commence, qu'elle tombe dans la toile. Une musique s'en vient recueillir toutes les larmes du mondes, un plan sur un panneau qui s'illumine timidement : Mulholland Drive. Mulholland Drive. Le titre étrange du film. Une route. Un passage. Et cette voiture qui la caresse. D'où vient-elle ? Où va-t-elle ? A t-elle un point de départ ? Un point d'arrivée ? Un trajet ?

La nuit est tombée sur Los Angeles et de la colline des lumières s'échappent. Et cette femme, vêtue de noir, le front en sang, descend et s'invite dans un plan où Hollywood apparaît. Sa brume pailletée, ses arbres symétriques, sa beauté factice d'un rêve épuré. Dans l'antre d'un monstre qui ouvre sa gueule, inépuisable de lumières, elle s'endort pour rêver peut-être. Rêver à l’intérieur du rêve.

Une caméra balaie des couloirs sans fin, des visages impassibles, des nuits noires et douces. Betty à la blondeur d'une héroïne hitchcockienne, le même sourire figé, la même froideur d'une époque révolue. La première fois qu'on la perçoit, elle à la tête levée d'admiration. Comme la brune avant elle, L.A s'ouvre à elle et l'accueille. Comme une icone déjà. Comme une star admirée. Elle a ce regard bleu d'un enfant qui s'émerveille, un rêve éveillé, une absence, une errance dans une dimension lointaine. La découverte d'un paradis. David Lynch observe son visage et pleure. Il sait. Il sait tout. Il sait qu'il filme un rêve, une réalité fantasmée. Il se désole, connaît la suite. Sur l'écran, on sent que quelque chose ne va pas. Quelque chose qui sonne faux. Un décalage. Une étrangeté douce, un mystère qui se poursuit, une brume grise qui enveloppe Betty et l’amène vers l'enfer. Le monstre de la ville revêt sa plus belle cape et la pousse vers lui. Et pourtant Betty reste blonde, Betty reste souriante, Betty reste là à lever les yeux au ciel.

La brune est nue sous la douche, son corps entier est flouté mais ses formes se devinent derrière la vitre glacée. C'est leur première rencontre. Betty rentre dans son appartement, entend un bruit, emprunte un long couloir dont le trajet ne semble jamais se finir. Elle est là, magnifique, les yeux tristes et perdus. Qui est-elle ? Que fait-elle là ? Quel est son nom ? Perdues dans ses rêveries, elle ne peut rien dire. Dans un miroir le reflet d'une affiche de cinéma vient se nicher. Rita. Elle s’appellera Rita.

David Lynch les regarde, Rita et Betty. Capte leur beauté frêle et distincte. Les yeux noirs de Laura Harring comme une porte fermée sur son propre mystère, les yeux bleus de Naomie Watts comme deux lumières bleutées perdues dans le ciel de Los Angeles. Qui sont-elle toutes les deux ? Est-ce qu'elles-mêmes le savent ? Que signifie leur beauté qui se dessine à l'écran ? Ce sont deux vsages, deux lumières aux courbes si différentes, aux yeux si opposés, qui semblent n'en former qu'un. Elle se regardent et on sent qu'une liane se tresse autour d'elles. Une toile, un filet doux qui les fait disparaître et s'étreindre à jamais. Le monstre les a définitivement gobé. Betty et Rita s'aiment à la folie, d'un amour qui dépasse tout, fait vibrer leur corps et gonfler leur poitrine. Leurs corps sont collés, ne forment plus qu'un. Leurs mains s'aventurent sur l'autre et dans leur regard se lit quelque chose d'insensé. Leur sourire, leur visage, leur yeux. "I'm in love with you", répète par deux fois Betty à Rita. Elles sont toutes les deux dans l'antre du rêve. Sur ce drap rouge qui ouvre le film, à se dire je t'aime et se lier à jamais.

Mulholland Drive raconte plein de choses, délie de nombreux fils de récit, mais rien ne l’intéresse plus que de chercher, à tâtons dans le noir, la clé de l'amour fou. Hollywood n'est qu'un miroir, un obstacle, un monde que le cinéaste regarde, fasciné, comme le broyeur d'une passion. Dans une scène burlesque au début du film, la mafia s'en vient voir dans un bureau un jeune réalisateur mégalo pour lui proposer le rôle principal de son nouveau film. La satire s'y fait violente, mais chez Lynch, rien n'est plus violent que ce qui tient du surréalisme. Tout est faux, les lumières de L.A sont fausses, Hollywood est faux. Il n'y a que l'amour de Betty et Rita qui est vrai, partagé, qui existe comme un bloc de passion fissuré. Lynch regarde ce monde, en colère mais charmé par ses lumières délirantes, et revient à la vie, la vraie vie.

Betty n'existe pas. Rita non plus. L'histoire d'amour de la première partie n'était qu'un rêve. L'étrange boite bleue est ouverte, tous les fantômes de la réalité en sont sortis désormais. C'est la désillusion du film. Il n'y a plus de Rita, il y a Camilla Rhodes. Il n'y a plus de Betty, il y a Diane Selwyn. Il n'y a plus d'amour. Il y a un visage d'actrice ratée, saturé, drogué, loin du sourire de starlette du début. Il y a le visage narquois de l'amante disparue, dans les bras d'un homme et dans les filets de la gloire. Il y a les neuf lettres perchées sur la colline, surplombant le massacre. Il y a Mulholland Drive perdu dans la nuit. Pas de brume. Pas d'accident. Pas de femme au front de sang. Juste des virages insensés, et plus jamais d'amour. Il y a un meurtre, un crime, passionnel, désespéré. Diane se réveille, en robe de chambre. Ses yeux ne sont plus bleus. Elle se retourne et la voit, Camilla, Rita, allongée, nue, attendant sa bouche, attendant ses mains. Mais il n'y a personne. Il n'y a qu'un rêve qui s'échappe; qui s'estompe, qui s'efface. Le film ne reviendra plus vers lui.

Dans la plus belle scène du film, tirée de la partie du rêve, Betty et Rita pénètrent dans un endroit bizarre, le "club Silencio". Un homme étrange apparaît sur la scène et déconstruit, machiavélique, l'illusion permanente des secrets du monde. Il n'y a pas d'orchestre, mais il y a de la musique. Il n'y a pas d'amour, mais il y a un rêve. Une femme magnifique arrive sur la scène et se met à chanter. Sa voix est sublime, forte, puissante et belle. Dans les yeux de Betty et de Rita les larmes montent. "Llorando". "Llorando". "Llorando"...Cela signifie "en pleurant".
Et puis la femme tombe, évanouie, peut-être morte. Et la chanson continue. On croyait que c'était elle, que c'était sa voix, que c'était ses mots, que c'était de sa bouche que sortaient mille étoiles, que c'était grâce à elle que les larmes tombaient. Mais qui est cette femme qui gît par terre ? Pourquoi est-elle tombée ? Pourquoi étais-ce à son compte que nous mettions nos pleurs, pourquoi était-ce elle que nous aurions applaudies ? Et ce visage si triste, scruté longuement, langoureusement par le cinéaste, que voulait-il dire ?
En pleurant, Betty sait qu'elle est dans un rêve. Que tout n'est qu'illusion, piège, cul-de-sac. Que même son amour dans sa tête se délite, que tout s'effondre. En pleurant, elle sort la boite et coure l'ouvrir pour revenir au monde qui s'effondre devant elle.
En pleurant, Lynch filme le visage d'un femme et nous fait croire qu'elle chante, qu'elle vibre de sa voix alors que rien ne sort. En pleurant, il nous parle d'Hollywood, de ce monde si lumineux, dont pourtant la silhouette obscure détruit les amours les plus beaux. En pleurant, il s'oblige à filmer la fin de ces amour. En pleurant, il interrompt le rêve : la première partie était fluide, presque classique, ténébreuse et liquide. La seconde est cassée, fracturée, aussi trouble et désespéré que le visage de Diane.
En pleurant, Diane se caresse au souvenir de son amour éperdu. Le plaisir lui résiste, il n'y a plus rien que l'image d'un rêve qui s'en va dans les limbes d'un film qui arrive à sa tragédie.
En pleurant, Diane fixe Camilla qui lui prend la main et l’emmène, douce, charnelle, sensuelle, vers l'image qui scellera l'histoire. En pleurant, toutes deux empruntent un passage secret, seules ensemble une dernière fois avant que Diane ne bascule, que Diane devienne folle. Diane est par terre. Diane est hantée. Le monstre l'a engloutie : derrière un restaurant, il fait tomber la boite et libère les fantômes.

En pleurant, Diane bondit. Le drap est rouge. Sur ce lit où elle a tant rêvé, où elle a caressé la première fois le corps de son amour perdu, elle s'installe pour mourir.

En pleurant, je regarde le plus beau film du monde qui se termine. Un thème musical obsédant qui résonnera à jamais. L'image de Los Angeles que le cinéaste regarde avec colère puisqu'il en reconnait toutes les beautés. En pleurant, je me rends compte que je n'en peux plus. Que c'est trop. Que je suis secoué, épuisé. Liquéfié par l'émotion immense qui sort des visages des amantes. Dans ma tête tête les fils se lient et se délient, l'intellect fonctionne comme il n'a jamais fonctionné. Le puzzle se reconstruit, péniblement, doucement, avec curiosité et passion. Dans mes yeux les larmes coulent, le corps est scié, ému, emporté par la tornade de l'amour fou. Réfléchir et ressentir, marcher dans le noir mystérieux avec Betty et Rita, Diane et Camilla, puis se mettre à vibrer soudain pour leur amour condamné ; ce sont les deux états que nous offre le film avant tout.

Et regarder, pour finir, une dernière fois leur visage, dont le fantôme hante désormais les lumières de Los Angeles.

Sur Mulholland Drive, il n'y a plus un bruit.

Silencio.
B-Lyndon
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le 29 oct. 2013

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B-Lyndon

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