De toutes les techniques du cinéma, l’attente est certainement la plus efficace et la plus périlleuse. Non seulement elle peut rapidement devenir agaçante mais elle laisse sur son chemin des poupées de velours, des petites bombes, défaillantes, qu’il est extrêmement difficile de désamorcer. Kelly Reichardt, pour son quatrième long-métrage, met en scène un polar à double suspense sur fond de débâcle écologiste. La réalisatrice déroule et transforme avec brio le simple film de genre en questionnement actuel et générationnel.

Dans une échappée nocturne, trois vagabonds se faufilent près d’un barrage afin de le faire exploser. Des terroristes, des voyous ? Non, simplement trois militants écologistes, des altermondialistes en somme : « People are gonna start thinking, anyway » Révoltés, déterminés, les protagonistes entrent en scène par vagues, en biais, et leur convergence va les mener à une action commune et mûrement réfléchie : faire exploser le barrage, voilà leur plan.

Les-preuves d’engagement

Alors, Dena et Josh (l’excellent Jesse Eisenberg) errent sur la route de l’Oregon : ils trainent du pied, ourdissent leur plan d’action, se renseignent, vont voir des films engagés, puis se radicalisent, convaincus que l’utopie trottant dans l’esprit de leur cercle d’amis, sifflant sur leur lèvres comme des idéologies fatalistes, ne sont que des mots. L’action doit suivre la réflexion à l’instar d’une œuvre filmique. C’est le premier fait intéressant du film. Outre une mise en scène impeccable, l’aboutissement de la réflexion à l’action est mis en exergue grâce au montage efficace et ce, dès le début du film. Délicatement, les pièces se placent sur l’échiquier et les deux protagonistes rencontrent un homme au passé trouble, Harmon. Après avoir acheté un bateau, à trois, ils sillonnent les rives du McKenzie et voguent vers le barrage, leur cheval de Troie.



Le film est divisé en deux parties distinctes mais pas trop compartimentées : Après quelques préparatifs dans la hâte, et la confluence des trajectoires des trois protagonistes, le film diverge, enclenchant un nouvel engrenage, subtilement bien orchestré. Deuxième fait du montage. Alors que le suspense semble prendre fin à l’achèvement de la première partie du film, le récit gagne un second souffle. La mise en scène est maîtrisée par plusieurs procédés, dont l’ alternance. Les sublimes plans fixes guettent les plans séquences de voyage, sublimés par les clairs-obscurs crépusculaires qu’offrent les perspectives propre à l’Oregon. Reichardt-réalistrice monte un récit en gigogne mais également compact puisque la mise en scène est limpide, elle découle naturellement.

Bombes humaines à retardement
Et là où la réalisatrice excelle, c’est dans la narration du suspense et de sa mise en scène: en créant une double attente (l’atteinte du but fixé et la survivance au remords), le film gagne en carrure et l’atmosphère, déjà sous haute tension, prend une dimension incroyablement glaciale. Personne n’est à l’abri et Reichardt n’épargne pas le spectateur, elle imprime très justement dans Night Moves, les différentes craintes d’une action engendrée à travers la symbolique du temps, incarnée ici dans l’attente et l’obsession de Josh. Les yeux écarquillés et en doute permanent, il devient essentiel de mettre en scène cette crainte non sans trop en jouer, au risque de tomber dans le cliché. C’est ce que parvient à faire la cinéaste.



Reichardt-scénariste (sa vocation) instaure grâce à l’écriture de son film un dialogue sur le repentir enrichissant et incroyablement juste. En dépit des pérégrinations, des déterminations des trois fugitifs, la nature humaine refait surface, accablée par une externalité non-souhaitée. C’est la répercussion des maux de Dena qui enraye chaque nouvelle velléité, aboutissant à un questionnement –certainement- fragile mais traité avec pudeur et délicatesse. Paradoxalement, l’ambiance du film oscille entre thriller et film engagé sans jamais émettre la prétention de voguer sur le genre lui-même.

La cinéaste accouche d’un film à suspense, et maîtrisé et réaliste, sans non plus tomber dans le naturalisme. Reichardt y parvient grâce à la force de suggestion des plans tantôt écourtés tantôt prolongés : c’est dans la figure des corps et des visages que l’artiste aboutit à une véritable puissance filmique. Le suspense n’est ni travaillé par des figures effarantes et ahurissantes ni orchestré par la musique. Il est, tout simplement, dû à l’interprétation instinctive du spectateur, guidé de manière tout à fait bestiale. Alors que les personnages errent et reproduisent des activités banales, ils façonnent toute la force de suggestion de l’image, rendant Night Moves, une échappée nocturne impromptue et grisante. Ce n’est donc pas une angoisse perpétuelle de connaître le sort final des personnages mais la façon dont se jouent ces scènes ultimes, respirant le doux parfum de la crainte d’être pris. La nuit enveloppe le film d’une cape d’irrésistibilité ! L’intrigue est plus séduisante, plus menaçante, nimbant Night Moves d’une aura que seuls les meilleurs films à suspense possèdent : Orchestrer la magie du choc dans l’angoisse de la fin.
Monsieur_Biche
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le 20 juin 2014

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