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Je n'ai pas lu le roman original de William Lindsay Gresham duquel ce film de del Toro est adapté. Par contre, j'ai vu la version antérieure de 1947 d'Edmund Goulding. Ce qui fait que j'en profite pour vous la recommander chaleureusement. C'est vraiment une perle noire méconnue du cinéma. Tyrone Power fout tout le glamour qui l'accompagnait jusqu'alors dans la cuvette des chiottes, sans oublier de tirer la chasse, pour livrer une performance absolument formidable dans un rôle (le meilleur de sa carrière !) complexe et ambigu.


Bon, j'en reviens à notre Guillermo del Toro. Bref sur cette nouvelle version ou adaptation, c'est selon. C'est un cinéaste qui adore plonger ses personnages dans des univers fantastiques, avec des créatures d'apparence inquiétante, pour révéler finalement que le mal à redouter réside en fait dans la réalité et chez l'humain. Ici, pas de fantastique avec ses créatures, seulement la réalité et l'humain.


Mais on retrouve toujours ici un goût du passé, avec les références allant avec (ici le cinéma de l'âge d'or hollywoodien !) que l'artiste plonge dans un clair-obscur aux couleurs chaudes avec de grandes profondeurs de champ. Et sans parler qu'à travers l'évocation de la foire, de la magie, des trucages, on n'est pas si loin que cela du fantastique. Reste que si la magie et le trucage donnent l'illusion du fantastique, ils viennent de la réalité et de l'humain. Et tout ce qui vient de la réalité et de l'humain est rarement utilisé à bon escient par les personnages de l'univers du réalisateur.


Et pour les incarner, le Monsieur s'offre une distribution cinq étoiles, Bradley Cooper en tête. Le souci n'est donc pas dans l'interprétation ou dans le choix des acteurs et des actrices (oui, attention, spoiler alert, je vais bientôt défoncer le film, désolé !), mais dans le scénario, notamment dans la composition des personnages.


Dans la première partie, se déroulant dans une ambiance poisseuse et boueuse d'un cirque, ça va encore pour ce qui est des caractères. Ils ne sont pas unidimensionnels. Il y a de la nuance, un soupçon de subtilité. À l'instar de l'épouse du couple faisant croire par son numéro qu'elle a le don de clairvoyance.


Elle méprise et trompe son mari, mais pourtant, elle chiale sincèrement lorsque celui-ci meurt. Et à propos de cette mort, elle est causée par le protagoniste sans que l'on sache s'il l'a provoquée d'une manière intentionnelle ou accidentelle. Et c'est très bien. Cela le rend plus mystérieux, donc intéressant.


Mais après, une fois arrivé dans les intérieurs plus urbains et plus luxueux de Chicago (tout en étant plus toxiques !) adieu nuance, adieu soupçon de subtilité. La psychiatre interprétée par Cate Blanchett ne fait qu'office de salope manipulatrice, sans vraiment creuser les motifs qui la poussent à agir ainsi pour qu'elle ne soit pas autre chose que schématique. Le riche à qui Richard Jenkins prête ses traits, sa fausse barbe et sa moumoute n'a pour fonction que de se comporter en connard blindé de pognon pour exiger ce qu'il veut, au lieu de profiter de son deuil pour le rendre plus tragique, plus composite.


Notre escroc de personnage principal plonge dans l'alcool sans rien pour l'y pousser naturellement. L'âme pure, à qui Rooney Mara insuffle toute sa grâce,


se met à être en colère, en frappant durement l'homme qu'elle aimait. D'accord, celui-ci vient de zigouiller deux personnes devant ses yeux ; il n'empêche je la vois plus apeurée, choquée et écœurée qu'en colère devant ce spectacle.


Ah oui, une dernière chose, avec les deux meurtres, commis sous l'effet de la colère, sans nullement les avoir planifiés, et celui de son mentor en escroquerie dont on ne sait pas si c'était intentionnel ou accidentel, on restait dans l'ambiguïté.


Pareil pour la séquence d'introduction (petite remarque, je n'ai jamais cramé de maison de ma vie, mais je pense qu'en lançant une flamme sur de l'essence en étant à l'intérieur d'une habitation en bois au lieu d'aller le faire le plus loin possible à l'extérieur, on a 99,99 % de chances de finir en brochette carbonisée !), on ne savait pas ce qui le poussait à enterrer le cadavre de son père dans le sous-sol avant de foutre le feu. Parfait, vive l'incertitude, vivre la libre interprétation pour celui ou celle qui regarde. Homme qui sème involontairement des cadavres derrière lui ou alors criminel calculateur ?


Ben, criminel calculateur. L'ensemble décide sans raison de lâcher l'explication du tout début.
Non, la nuance, le mystère pour laisser sur une impression de trouble, on s'en tape. Et l'assassinat suivi d'un suicide, ça fait genre "ouais, vous voyez les conséquences atroces que les actes de l'aigrefin peuvent provoquer chez ses victimes", genre moralité à deux balles. Mais, bordel, ceux et celles qui visionnent ce film n'ont pas besoin de cette scène gratuite pour comprendre que même en tant que simple charlatan, le type est une grosse ordure égoïste et inconséquente.


Guillermo del Toro veut tellement rendre son histoire sombre et pessimiste


(pas de légère touche d'espoir finale au contraire de l'œuvre de 1947 !)


qu'il a besoin de tout balancer, sans penser un seul instant que ne pas révéler certaines choses est bien meilleur pour l'aider dans cette intention (l'inexpliqué marque plus que l'expliqué !).


Pour la conclusion, pas la peine d'avoir lu le livre ou vu le Goulding pour deviner exactement, dès les premières minutes, comment ça va se terminer, mais je peux l'excuser en arguant que del Toro désirait afficher l'ombre de la fatalité sans plus attendre. Par contre, cela rend inutile la dernière rencontre avec les forains dans la suite de luxe. Pas besoin de faire tirer les cartes pour saisir que cela ne va pas être jojo par la suite. C'est bon, on avait compris depuis longtemps.


En résumé, en bâclant les divers personnages secondaires importants, insufflant uniquement la sensation que de n'être fonctionnel au lieu d'être de chair et d'os, de la partie à Chicago, en souhaitant mettre de la lumière là où l'ombre suffisait, donc en stabilotant comme un gros malade pour bien faire entrer des trucs dans le crâne du spectateur comme si ce dernier était un gamin de trois ans pas capable de réfléchir par soi-même, Guillermo del Toro transforme le tout en quelque chose de balourd et de déséquilibré.

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le 19 janv. 2022

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Plume231

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