Maurice Pialat, on le sait, était un homme difficile, un artiste au caractère ardent et tempétueux. S’il ne ménageait guère les gens qui rejetaient ses films, il se ménageait encore moins quand il les jugeait lui-même. Il faut l’entendre les décrier, les taxant de partitions inachevées, insistant sur leurs carences, sur comment il aurait du faire ceci ou améliorer cela. Faut-il chercher dans sa vocation de peintre avortée le secret de cette rage à débrider les plaies, à se montrer sous son plus mauvais jour, à prendre d’instinct tout contrepied ? Bien qu’ils n’aient pas été conçus comme un ensemble préalablement articulé, ses trois premiers longs-métrages forment une sorte de triptyque dont chaque volet traite de l’une des grandes phases de l’existence : l’enfance (et la préadolescence) dans L’Enfance Nue, l’âge adulte et les difficultés conjugales dans Nous ne vieillirons pas ensemble, la vieillesse, la maladie puis la mort dans La Gueule Ouverte. Passés les foyers et les familles d’accueil qui enclenchent insidieusement l’agonie du cœur, il y a ensuite l’agonie du couple puis celle du corps. La première boucle est ainsi bouclée. Dans cette peinture de la vie en trois temps et en trois tons, le noir est une couleur autant qu’un état d’âme. Une profondeur aussi. Mais il n’est guère commode de suivre les lignes de force d’une œuvre constituée de béances, de saccades, de chocs en retour et de fondus désenchaînés. Un goût singulier du paradoxe la traverse. Au sentiment tragique de la finitude, La Gueule Ouverte oppose la trivialité sèche d’un constat de décès ; à l’amour, Nous ne vieillirons pas ensemble la muflerie aboyeuse ; aux illusions lyriques censées être l’apanage de la jeunesse, Passe ton bac d’abord un désenchantement rance. Quant à Loulou, il ne semble d’abord prôner les vertus joyeusement anarchiques de la microsociété des loubards, face aux hypocrites rituels de la bourgeoisie, que pour mieux démonter les ressorts de sa fumeuse mythologie. Chacun d’entre eux évoque une Madame Bovary, ce "roman couleur cloporte", d’où se détacheraient les ors et les pourpres de quelque Tentation de Saint-Antoine.


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Comme il se doit avec Pialat, Nous ne vieillirons pas ensemble ne fait pas de concessions. Conçu un an avant les immenses Scènes de la Vie Conjugale de Bergman, autre chronique au scalpel (beaucoup plus septentrionale) d’une interminable rupture amoureuse, il scelle l’essentiel de son cinéma avec une superbe assurance : comportements opaques et souvent excessifs, incommunicabilité et inadaptation (à l’autre comme au monde), tension permanente entre les amants, violence des rapports humains. À l’instar du désordre caractérisant la relation entre Catherine et Jean, l’intrigue progresse par à-coups, dans la friction de blocs de durée directement prélevées à même leur quotidien. Le réalisateur filme la crise sans fléchir, retourne tant qu’il peut le couteau dans la plaie et documente en creux la déchirure intime, le naufrage d’une vie faite de morceaux qui ne se joignent pas. Chaque fois qu’on voit le couple heureux (au bord de la mer, sur un lit d’hôtel, à la campagne), ils n’ont rien à faire ni à se dire. L’un des deux tire bientôt la tronche, ils se préparent à la dispute, ils s’emmerdent à cent sous de l’heure. On dirait Ferdinand et Marianne sur la plage déserte de Pierrot le Fou. Particulièrement sec, incisif et elliptique, le montage juxtapose de ternes instants ordinaires sans chercher à établir de cohérence, pour signifier que cette union s’use d’elle-même. De la répétition lassante des mêmes querelles, des mêmes tentatives de réconciliation, des mêmes éclats. Comme des personnages de Beckett, Jean et Catherine attendent la "fin de partie" pour se défaire enfin de cet amour qui n’en finit pas de mourir, mais ils redoutent plus que tout le moment où cette mort sera effective. Tant qu’on souffre et qu’on fait souffrir, l’espoir demeure.


Le film procède d’abord d’une irruption vériste donnant à ses images une très forte densité de réel. Réaliste, ce petit trait banal, révélateur d’un mal-assortiment qui n’a rien de rare : le frère de Catherine est un bon gros lourdaud, rubicond, conformiste, et sa femme est mignonne, frêle, mince, les idées bien rangées. D’une certaine France généralement oubliée, l’auteur montre le grain de la peau, le tissu du vêtement, le relief des objets et des aliments. Au dehors : pavillons de banlieue, tapisseries à fleurs. Au dedans : inaboutissement, inassouvissement. Mais cette pesanteur des situations sociologiques est toujours dévoyée par de vertigineux coups de sonde individuels. Les personnages semblent s’arracher à leur seule identité sociale et réclamer leur part de destin. La fiction est inoculée d’une sorte de fibrillation intérieure : pas de grossissement, peu de gros plans qui isoleraient un effet mais, le plus souvent, un respect du plan-séquence parvenant à tout englober dans une suite de grands pans d’intensité. Ce cinéma de l’émotion spectrale, du violent déshabillage, d’une impudeur qui noue la gorge, ne doit rien à la tradition romanesque française. Chaque individu existe fortement, subtile figure toujours secrétée par une perception globale. Si l’image est parfois fruste, comme mal équarrie dans sa saisie du monde, la précision du détail n’en frappe que davantage. A-t-on jamais vu regarder la télévision comme la mère de Catherine ? Autant que l’aliénation s’inscrit, par la dure acuité du regard, par la cigarette que la femme porte aux lèvres, une saisissante notule psychologique. Restituant avec chaleur cette rhétorique touchante qui débusque la nudité des êtres, Pialat n’en témoigne pas moins d’une cruauté ethnographique à faire froid dans le dos (une qualité qu’il partage avec Chabrol). Tout son cinéma se poursuit dans l’ambigüité de ces ruptures. Il se fonde sur une perpétuelle dualité, une alternance ontologique entre la caresse qui effleure et la gifle qui cingle, entre le cri du cœur et le coup bas. Coup bas au sens propre : voir le geste sordide qu’inflige Jean à Catherine pour vérifier sa fidélité.


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Le jeu d’échos s’instaurant entre certaines séquences (les deux départs en train, par exemple) jalonne le chemin de croix d’une relation moribonde. Il y a bien un avant et un après mais il est difficile de situer précisément la fracture : on constate juste un affaissement, dont les seuls dégâts sont mesurables. Si la conduite de Jean est odieuse, s’il va aussi loin dans la goujaterie, c’est que la mollesse de Catherine, sa résignation muette l’y encouragent. Las de la fascination qu’il exerce, il s’escrime à exorciser son ombre. Son attitude laisse filtrer la volonté de reconquérir celle qui, au terme d’une lutte épuisante, s’est affirmée en tant que personnalité à part entière. Catherine n’en peut plus, elle s’en va. Aux promesses décevantes de la passion, elle préfère les certitudes d’un mariage connu d’avance comme médiocre. Un série d’imperceptibles déplacements suggère ainsi l’inversion de leur rapport de forces. Le heurt brutal succède au sourire qui apaise, à la promesse d’amitié, mais inexorablement l’amour se défait pour aboutir au terrible "je dis franchement… tu pourrais mourir à l’instant, ça ne me ferait rien" dit par la jeune femme longtemps rabrouée à l’homme désormais déchu et pathétique. Et lorsque Jean déclare à son souffre-douleur, dessoûlée : "maintenant que je voudrais t’épouser, tu m’abandonnes…", c’est évidemment le contraire qu’on doit comprendre. Voici un sculpteur inconscient frappant à grands coups de marteau un bloc de marbre qui, ayant pris forme, ne lui appartient plus. Il ne reste au maladroit Pygmalion que ses yeux pour pleurer. Même s’il ne sait pas, parce qu’il a besoin de donner chair à ses regrets, que son vœu secret, qui est simplement de les ressentir, est au fond exaucé. Pialat exprime là sa pulsion insurmontable à vivre à distance de soi-même et des autres. Il adore se détester sous les traits de l’époustouflant Jean Yanne, cet alter ego à la silhouette trapue, à la pilosité offensive, veule et lâche, bougon ou tendre à contretemps, dépassé et perdu. Quant à Marlène Jobert, on ne lui avait jamais entendu ces "Ouais" qu’elle lance en guise de oui, ces mots et ces gestes qui éclatent comme des coups de griffe ou de patte-pelote. On ne lui connaissait pas ce visage de Modigliani que le cinéaste lui fait dans les tourments de l’humiliation, du chagrin, de la pitié, cet ovale, cette rousseur pâle, ni cette pureté ingénue mais spirituelle.


Quelle chance d’être aimé ! Encore fallait-il savoir s’en satisfaire, être capable d’en payer le prix, toujours trop cher. Et après la rupture, la séparation, le divorce, alors qu’on était partis pour vieillir ensemble (mais chacun de son côté, car chacun est comme il est et tient à le rester), le sentiment d’échec s’installe. Désespéré, c’est auprès de son épouse délaissée que Jean va finalement chercher du réconfort. Elle le materne et l’invite à partager son lit, alors qu’ils font chambre à part depuis longtemps. C’est elle qui va dénouer une situation devenue inextricable en allant trouver la mère de Catherine, pour rapporter à Jean la nouvelle de ses épousailles imminentes. Elle l’aide à affronter cette réalité et le console. La femme légitime, tenue en marge jusque-là, acquiert dans ce rôle une grandeur inattendue. Le dernier acte de cette tragédie du quotidien se déroule dans la cuisine de leur appartement. Françoise lui parle en épluchant patiemment des haricots. Absorbée par sa tâche, a-t-elle encore pleinement conscience de sa présence à ses côtés quand elle s’écrie : "Ah, qu’est-ce que j’ai pu pleurer quand tu m’as quittée" ? Il a beau lui rappeler qu’il ne l’a jamais quittée, qu’il est toujours là, elle ne voit pas la nécessité de se reprendre. Du couple adultère dont les mots se perdaient dans le vacarme d’un sèche-cheveux à celui existant par habitude, l’image qui persiste est celle de deux irréductibles solitudes qui sont parvenues à se faire oublier une angoisse fondamentale : la hantise de l’abandon. Nous ne vieillirons pas ensemble est un film dont la lucidité crue a l’irremplaçable valeur d’une expérience limite. Poignant sans jamais être sentimental, il déjoue perversement le piège de l’affectivité qui le remplit pourtant jusqu’à la gueule. Avec cet instinct arbitraire qui lui est propre et qui envahit toute construction mécaniste du cinéma, Pialat y affiche un jeu ouvert, une anarchie organique et béante, avec ses inachèvements, ses irrégularités, ses scories mêmes. Saisi d’effroi et de compassion, on y prend la mesure de nos maladies et de nos guérisons, de nos espérances et de nos rechutes.


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Thaddeus
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le 5 févr. 2023

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