La fin du cinéma à son stade embryonnaire

Complètement sous-estimé sur ce site et pourtant on a là pour moi le deuxième meilleur film du réalisateur.
Les 40 premières minutes sont non seulement les meilleurs du métrage, mais celles qui illustrent le mieux sa conception du montage d'attractions, car paroxystiques. Les enchainements d'associations ne sont même plus frénétiques, mais épileptiques, quand on montre les fusillades des tsaristes, Eisenstein fait une succession de deux images (l'homme et la mitrailleuse ou parfois juste deux images différentes de la mitrailleuse) en les décuplant sous une courte durée, si bien qu'on a l'impression que c'est le montage qui nous mitraille en pleine figure.
Naturellement, cette succession d'images est aussi représentée par des symboles ingénieux qu'il avait déjà utilisés dans ses précédents chefs-d'œuvre, à savoir Le Cuirassé Potemkine (avec les lions) et La Grève (avec ce final glaçant contrasté entre l'abattoir et le massacre de masse, mais néanmoins considéré comme raté pour l'époque, faut croire que l'égorgement de vaches était le quotidien pour la majorité du peuple soviétique).
Et donc dans ce film, Octobre, il y a pléthore d'exemples. Pour commencer, son introduction est merveilleuse car faite avec minutie, Eisenstein aurait pu simplement bâcler la scène avec deux trois plans hasardeux de la statue (d'Alexandre III me semble-t-il), mais pour renforcer l'impact du statut impérial, il procède à des plans descendants, premier plan sur la tête du tsar en contre plongé, suivi ensuite du sceptre sur sa main droite, sa tête encore plus bas, deuxième objet sacré sur sa main gauche, puis on a le haut de sa ceinture (gardant toujours les deux objets en visuel), suivi de l'ensemble du corps et on termine avec le cadre centré sur la statue toujours en contre plongée mais cette fois-ci le tsar est au dessus des aigles (symbole impérial), le mouvement des plans profilent ainsi une foudre. Cette manière d'ériger la figure tsariste permettra à la scène qui suit, avec les manifestants bolcheviks, d'agrémenter la démolition de la statue.


Naturellement d'autres scènes sont à mon sens tout aussi impressionnantes, comme celles du pont dans lequel règne un chaos fulgurant, ce pont vient littéralement sectionner en deux la population, cette section est montrée d'abord froidement à travers la figure féminine bolchevik jonchée sur cet intermédiaire et perdant progressivement ses cheveux à mesure que ce pont monte, par ailleurs pour accentuer l'impact quasi horrifique de la scène le cinéaste va le montrer en 9 plans, cette scène en temps normal devrait durer 5 secondes avant que la personne tombe dans le lac et n'importe quel tâcheron dénué de toute notion cinématographique va se contenter d'un seul plan fugace, or Eisenstein, lui, en compose 9, mais comme pour l'introduction de manière très pointilleuse, c'est à dire que le premier plan est assez distant, assez écarté de la femme, et plus les plans s'enchainent, plus il se rapproche du personnage. Naturellement n'ayant pas ce pouvoir de composer des plans avec une succession logique dans le temps, les plans donnent l'impression que l'événement se réitère et ceci ne constitue en aucun cas un défaut, bien au contraire, ça permet d'accentuer la dramaturgie de la scène, par ailleurs c'est un procédé de montage qui sera réutilisé par les hongkongais dans leurs films d'action afin d'exacerber la fulgurance des combats.
Finalement, on a là presque un précurseur des tortures porn, outre ma blague, je trouve ça loin d'être bête, car Eisenstein n'hésitait pas à être subversif pour l'époque et à montrer l'horreur pure, on se rappelle encore de la vache ou encore le visage défiguré de la bonne femme et de la poussette du Cuirassé Potemkine. Sans vouloir digresser (prétérition), mais on pourrait même soupçonner le réalisateur d'être le précurseur du divertissement contemporain, son style étant avant-gardiste, on y trouve déjà les prémices de ce qu'on recherche au cinéma de nos jours, à savoir du vrai divertissement subversif, en disant ça, je pense à la touche d'humour utilisé dans le film de commande Alexandre Nevski dans lequel, alors qu'une guerre contre les teutons est sur le point de tonner, un misérable soldat se permet auprès du prince de faire une blague, mais assez grotesque et de mauvais goût pour l'époque, à savoir celle où le renard part chasser un lapin, le renard se coince dans un buisson, et le lapin le chasse à son tour ou devrais-je dire le "viol" littéralement. Il est donc assez paradoxal de réclamer de nos jours un divertissement subversif et d'en être enfin satisfait mais par un film sorti en 1938, l'exigence contemporaine a tellement dégringolé que la populace finit par être rassasiée par des daubes consensuelles telles que Deadpool qui ne fera rire que les adolescents boutonneux écervelés mangeant goulument des popcorns étasuniens à 50 dollars pièce. Mais revenons donc à la scène du pont, car cette pauvre femme ne constitue que partiellement le concept de montage d'attractions n'ayant pas réellement de figures de style, en effet, suite à cette dramaturgie qui, à elle seule, est déjà assez poignante, Eisenstein en rajoute une couche avec cette fois-ci une dimension plus métaphorique. Le pont coupe lentement et froidement les cheveux d'une bonne, mais aussi ce qui relie les deux partis représentés respectivement par un cheval et la charrette. Le cheval, mort, tombant brutalement dans l'eau et la charrette dans le camp tsariste. L'un est un être vivant animé de couleur blanche afin d'accentuer sa pureté et son innocence, et l'autre un objet exerçant perpétuellement une coercition âpre, un objet inerte qui n'a de la valeur que par son extérieur, donc de la superficialité, de la paillette aux yeux dénué de tout âme.


La force de la mise en scène et du montage est palpable, c'est tout le but recherché par Eisenstein, faire succéder des images millimétrées extrêmement agressives afin de produire l'effet voulu chez le spectateur et l'accompagner gentiment dans l'idéologie, sourire aux lèvres.


Toutefois, passer ces 40 minutes, le film s'essouffle un tantinet, laissant par moment de côté le concept afin de faire évoluer plus aisément le récit, néanmoins ce qui s'ensuit reste toujours impressionnant bien qu'il n'est pas impossible qu'on se perde un peu si nous ne connaissons pas exactement les grandes figures historiques et le déroulement de la révolution d'octobre.


En plus d'être sous-estimé, il s'avère qu'il n'a pas eu le succès escompté, alors qu'il s'agissait d'une œuvre de commande. Le cinéaste s'est probablement un peu trop focalisé sur les formes ...

Ivan-T-K-M
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le 15 août 2021

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Ivan-T-K-M

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