Le monde va mal! Et tout en assistant à sa décadence, ses plus illustres ancêtres, Adam et Eve (tout un programme symbolique, j'aime autant vous prévenir) se repaissent de leur chair mutuelle. Voilà pour le pitch, de toute évidence griffonné à la va-vite sur une branche de Ray-Ban tant le tout respire l'ascétisme masturbatoire jusqu'au bout des canines. Pour combler le temps qui passe, on commence par montrer de jolies guitares comme dans la queue du Rock'n'Roller Coaster, puis on parle botanique en locutions latines, on crache sur le monde qui part en vrille et sur la qualité sanguine déclinante de ces hommes décadents et imbéciles (ah! ces séropositifs, quelle plaie!), on se touche un peu la nouille puis on joue de la musique branchée le regard dans le vide: honnêtement, peut-être que ma sensibilité s'est fanée au contact du dogme du post-modernisme, mais bordel, j'ai eu l'impression de passer deux heures avec les hipsters de mon BDE universitaire.

Quel triste constat que de remarquer ainsi qu'Only Lovers Left Alive est tout à la fois d'une platitude affligeante considérant la force du sujet, et d'une prétention non moins spectaculaire. S'enchaînent dialogues téléphonés sur discussions insipides, alignant toujours les mêmes lieux communs de la "haute" culture. Je veux dire, OK, Jim, tu veux faire l'éloge de l'érudition, mais tente au moins de traiter autre chose que la page introductive du Grellet (si un angliciste passe par ici, il comprendra ce que je veux dire), parce que bon, Shakespeare, Shelley, Keats et Byron, c'est pas non plus le sommet de la subversion culturelle. D'autant qu'exactement dans le même genre, on est très loin du travail d'incorporation littéraire de Thirst, qui pastichait Thérèse Raquin et l'imbriquait dans les mythes vampiriques avec une rigueur et une vitalité surprenantes. Ici, tout reste en surface ou coule directement jusqu'aux extrêmes profondeurs de la piscine gonflable, les références culturelles, misanthropes et existentialistes ne prenant jamais corps; ou, plus prosaïquement, Jim Jarmusch ne cherchant jamais à leur donner un début de légitimité.

Evidemment, et on n'en attendait pas moins, la mise en scène se fend au moins de quelques saillies tout ce qu'il y a des plus significatives. Mais frappé d'un classicisme étouffant, le long-métrage préfère ellipser et circonscrire ses rares éclats fantastiques pour se concentrer sur le vent égocentrique de son scénario timbre poste. Les rêves de mauvais augure envoyés par Ava à Kit, Eve et Adam? On ne nous les racontera même pas. Le sexe, le sang, les effusions de passion? Même constat, c'est l'amour fou mais noble, et donc calme - franchement, foutez des crinolines à tout ce beau monde, et je vous mets au défi de trouver la moindre différence entre ce vampire flick pour émo en pleine crise hormonale et les romans sentimentaux du 19ème où le sommet de l'érotisme se trouvait entre le pied et le mollet. On sent à chaque plan la tentation morbide du bon goût absolu, la soumission de Jim Jarmusch au self-control de l'image, la volonté affichée de ne jamais éclabousser et ébranler le spectateur, et le paradoxe de la décennie (et c'est là que je m'excuse d'avance pour la métaphore automobile): celle de voir une promesse de sortie de route spectaculaire et libératrice se transformer en balade à 30 kilomètres/heure sur la nationale de Souppes-sur-Loing un jour de pluie.

Bon, y'a bien les acteurs. Aux dernières nouvelles, Tilda Swinton est toujours la femme la plus charismatique du monde, et arrive presque à rendre cool le fait d'avoir un iPhone blanc: prodige des prodiges. Quelle femme pleine de surprises! Tom Hiddleston, par contre, prend un sacré coup dans l'entreprise; acteur plus que talentueux, il se débat avec un personnage de passéiste insupportable au look improbable, du genre à lire les Inrocks en cachette, à éviter les réseaux sociaux comme la peste et à cracher sur Florence and the Machine (mais seulement depuis qu'ils se sont fait connaître). L'alchimie entre les deux interprètes n'en reste pas moins, si ce n'est envoûtante, au moins crédible, et cristallise, elle, et elle seule, quelques beaux moments de cinéma (l'ouverture du film et sa fin, notamment, comme deux promesses de poésie - non tenues). Mais l'addition d'un film qui se moque presque ouvertement de son public ne peut être que la plus salée de toute, et Only Lovers Left Alive n'échappe pas à la règle, prenant la forme d'un camouflet cinématographique mal rythmé et au final plutôt insignifiant, dont les prétentions n'égalent jamais les moyens mis en oeuvre, et dont les mauvaises intentions revendiquées sont autant de raisons de s'en détourner.
ClémentRL
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le 20 févr. 2014

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