Pour le réalisateur Jim Jarmusch, il faut donc être amoureux pour rester en vie. Et, serions-nous tentés d’ajouter, épris d’un amour inimaginable et incommensurable quand il s’agit de vivre éternellement, comme c’est le cas depuis des siècles pour Adam et Ève, deux vampires qui ne vivent que la nuit et se nourrissent uniquement de sang. Au 21ème siècle, on ne plante plus ses canines dans les gorges convoitées, on préfère s’approvisionner auprès des hôpitaux ou des petits malfrats locaux. Lui est un musicien talentueux et secret, qui composa jadis pour Schubert et produit aujourd’hui un rock noir et désespéré à l’image de son état dépressif et désespéré qu’il rumine dans son manoir à Detroit, Michigan, alors qu’elle réside à Tanger, courant dans la nuit marocaine à la recherche du sang indispensable. Silhouettes juvéniles et androgynes, dissimulées derrière d’épaisses lunettes noires, Adam et Ève, revenue en Amérique, pressentant l’abattement mortifère de son compagnon, sont deux dandys désabusés par la tournure du monde contemporain. Tandis que la féminine Tanger, qui fut la terre d’accueil des écrivains de la ‘beat generation’ (Kerouac, Burroughs, Bowles et Ginsberg), est devenue le terrain des petits trafiquants proposant à chaque coin de ruelle « ce qu’il faut aux touristes », la mâle Detroit , désertée par les milliers d’ouvriers qui ont tout perdu dans la désindustrialisation et la fin de l’ère automobile, témoigne de la fin d’une époque.

De part et d’autre de l’Atlantique, les deux dépositaires d’une mémoire séculaire qui les encombre dorénavant plus qu’elle ne les émerveille assistent au démantèlement, épuisés par une éternité lourde à porter, rendant pénible le passage du temps. Ce rapport au temps forcément diffracté insuffle à l’ensemble un tempo particulièrement lent, une sorte d’inaction végétative. Les deux tourtereaux, distraits par l’arrivée d’Ava, la jeune sœur d’Ève, dorment tout le jour et traversent en voiture la ville déserte où les maisons tombent déjà en ruine entre les vastes friches industrielles abandonnées. Nostalgiques d’une époque révolue où ils côtoyaient les artistes les plus créatifs et les plus stimulants, Adam et Ève sont à présent désillusionnés, prêts en quelque sorte à passer la main.

Le cinéaste branché de Stranger Than Paradise, qui fit tourner Tom Waits, lui-même musicien, a lui aussi vieilli et se met donc au diapason du désenchantement de ses personnages. Néanmoins, on sent bien que son amour de la musique reste inaltérable ; elle tient une place de choix dans Only Lovers Left Alive. Le charme incontestable de cette espèce de dérive existentielle ne repose pas d’évidence sur l’épaisseur du scénario et ses rebondissements à peu près inexistants, mais davantage sur l’expérience sensorielle qu’elle engendre. Essentiellement urbain et nocturne, élégant et décontracté, esthète et cultivé (les références pullulent), le film est un lent poème crépusculaire et mélancolique, porté par deux acteurs (Tilda Swinton et Tom Hiddleston) composant avec une classe inouïe, d’autant plus remarquable qu’elle semble naturelle, un couple magnétique. Au-delà du désespoir et de la lassitude, la nonchalance moqueuse et l’humour salvateur laissent également penser que le réalisateur de Broken Flowers n’a en rien renoncé à son désir de séduire et de nous faire partager ses sentiments intimes.
PatrickBraganti
9
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le 25 févr. 2014

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