Trois ans après Tenet, son film antidote prescrit pour guérir un cinéma mondial malade du Covid, Christopher Nolan se drape une nouvelle fois des habits de Grand Sauveur du septième art avec le biopic Oppenheimer, bâtit sur la ritournelle désormais connue du blockbuster suffisamment cérébral et “auteuriste “ pour tirer le spectacle cinématographique vers le haut, loin des ténèbres promises par Marvel, Disney et autres pourvoyeurs d’un cinéma supposément allégé en velléités artistiques. Avec lui, au moins, on va retrouver une production hollywoodienne digne de son âge d’or, soit le « This is cinema. » cher à Martin Scorsese.
Pour nous en convaincre, notre homme empile les éléments prétendument représentatifs de sa grande qualité artistique : 70mm, absence de CGI, durée dépassant les 3 heures, récit dense, écriture complexe, musique imposante, expérimentations formelles en pagaille (plans abstraits, alternance couleurs et noir & blanc, ruptures sonores), ou encore casting XXL au sein duquel Robert Downey Jr fait office de prise de guerre après tant d’années passées chez Marvel. Beaucoup d’éléments qui sont autant d’artifices utilisés pour donner une illusion de grandeur ou de profondeur au film.
Une impression symbolisée par ce récit rejetant la linéarité classique pour un maillage bien plus conceptuel et vertigineux, un malin puzzle dont les différentes pièces vont finir par s’emboîter sur le long cours. Si l’ambition est louable, la manière avec laquelle on complexifie le récit semble désagréablement artificielle. Ainsi, l’usage de deux registres d’image, pour évoquer en couleurs la course à la bombe et en N&B la trahison politique subie par Oppenheimer, perd en pertinence et s’avère superfétatoire tant le film s’attarde et s’enlise sur des conversations de bureau. On le constate, par exemple, lors du récit de l’échec de Lewis Strauss devant la commission sénatoriale, dont l’intérêt n’est pas sauvé par le N&B et se dilue même sur la longueur, alors qu’il illustre la dérive du pouvoir. En agissant ainsi, le fil du récit travaille surtout à complexifier inutilement une histoire qui pourrait s’exprimer pertinemment dans un cadre plus simple ou linéaire : mais Oppenheimer se doit d’être complexe, même si cela passe par de l’artifice, car Nolan ne peut diriger que des films compliqués, élaborés, intelligents.
Une “intelligence” que Nolan cultive avec zèle, se sentant obligé d’imposer à son spectateur un flux d’informations qui finit par le submerger complètement : on surcharge, on densifie, pour donner l’illusion d’une certaine consistance, même si cela va à l’encontre de la fluidité du récit, même si cela finit par lasser le public. Un public dont la patience est également mise à l’épreuve par un récit qui se disperse entre ses différentes thématiques et qui peine à être pertinent sur les sujets attendus (le doute moral quant à sa création, l’appréhension de vivre avec telles conséquences sur la conscience...).
La forme visuelle, évidemment, vient parachever cette impression de complexité artificielle, de film qui veut absolument montrer ses muscles pour exister. Outre l’usage du N&B, déjà cité, qui fait office de gadget, on peut regretter une lourdeur démonstrative, notamment dans la mise en image de la subjectivité du personnage, à laquelle s’ajoute la musique assourdissante de Ludwig Göransson. Ainsi, les images se parent d’un symbolisme malhabile, lorsque le corps nu de Florence Pugh se substitue au terrain mythologique du protagoniste apocalyptique récitant alors sa phrase la plus célèbre, voire lourdaud, en mettant nu Oppenheimer pour suggérer son humiliation, ou en faisant allusion aux effets de la bombe atomique lors d’un interrogatoire explosif... il aurait fallu un peu plus de subtilité pour sonder une personnalité aussi riche et ambigüe qu’Oppenheimer, et pas seulement suggérer la complexité d’un être par une complexité de façade. Il aurait sans doute fallu prendre davantage son temps autour des personnages, laisser du temps aux séquences pour évoluer, façonner un propos et faire éclore des émotions. Seulement, Nolan, si occupé par le sujet du temps et de la disparition, n’a jamais pris le temps de donner une vraie consistance à son film, malgré les 180 minutes à sa disposition : pas de temps pris, pas d’émotion ressentie, pas de souvenirs gravés pour cette bombe atomique qui a tout du pétard mouillé...