"If someone wants to destroy themselves, society should allow him to do it."

De la même façon que le personnage central, Anders, avec son visage mutique, ses cheveux ras et son blouson de cuir, n'apparaît pas être l'ersatz d'Alain, le héros du Feu Follet, Oslo, 31. august n'est pas ce qu'il semble être à première vue, c'est-à-dire une énième œuvre sur la dépendance, didactique et consensuelle, ou encore un geste poseur, flattant allègrement l'ego d'un cinéaste Iñárritophile. Rien de tout ça, ici, en effet, puisque si l'on suit, l'espace d'une journée, la tentative de réinsertion sociale d'un jeune homme sortant de cure de désintoxe, c'est simplement pour mieux parler de l'incapacité de vivre, "d'être" tout simplement ou de se réaliser... Sans que l'on s'y attende vraiment, Joachim Trier repousse les limites de son sujet et filme, avec finesse et acuité, ce mal de vivre assourdissant, ce spleen baudelairien insidieux et insaisissable, comme peu de cinéastes en ont été capables avant lui. Jamais véritablement tragique ou pathétique, avec une économie de moyens incitant au respect, il évite la démarche purement intellectuelle en collant au plus près de son personnage, exaltant ses tourments et sa sensibilité à fleur de peau, afin de nous dévoiler son étrange vérité.

Cette vérité, justement, nous commençons à en esquisser les contours lors de notre première rencontre avec Anders. Le jeune homme, écrivain trentenaire et talentueux, tente de quitter la scène à la Virginia Woolf, en noyant son désespoir au fond de l'eau. Cette tentative de suicide infructueuse ouvre immédiatement la voie à une autre tentative, tout aussi désespérée et douloureuse, qui est celle de vivre. Revenir à la surface, tenter de se délester de ce fardeau si lourd à porter, afin de respirer à plein poumon cet air frais demande un certain effort, un certain renoncement. C'est revisiter ses grands idéaux afin de composer avec le principe de réalité, c'est perdre un peu de son intégrité, ou de sa virginité intellectuelle, afin de pouvoir avancer, c'est devenir adulte tout simplement. Mais Anders en a-t-il la force ? Le veut-il vraiment ?

La séquence initiale, planante, hors du temps, peut-être vue comme un gage d'espoir, ces souvenirs en pagaille étant autant de branches, plus ou moins solides, auxquelles l'homme en chute libre peut se raccrocher. Seulement, on le comprend très vite, cette vision est purement idyllique : Oslo est une ville sereine, calme, loin du tumulte du monde moderne, quant à la vie, elle est l'ode à la liberté et à l'insouciance tant espérée, elle est jouissance sans contrainte ni compromission, elle est assimilée à ces "fêtes bizarres auxquelles on ne savait jamais si on était vraiment invités". Reprendre le chemin d'Oslo, revenir sur les traces de son passé, est presque un acte suicidaire en soi, cela revient à mesurer l'écart persistant entre ses rêves et la réalité, cela revient à courir après un bonheur disparu depuis longtemps.

Sans afféterie ni effet de style, Joachim Trier filme les déambulations citadines de son personnage, sans chercher à expliquer ou à juger, son objectif épouse le regard de l'homme déçu, suit pudiquement les mouvements de ce corps gracile continuellement sur la brèche, sur le point de tomber ou de chavirer. La grande force du cinéaste est d'évoluer constamment sur le fil du rasoir, captant une réalité crue, à la manière d'un documentaire, arrachant des bribes de dialogue ou de monologue afin d'illustrer le questionnement existentiel d'Anders. Progressivement sa personnalité se fait jour, sa lucidité qui l'empêche d'entrer en adéquation avec le monde nous est révélée sans détour et, là aussi, sans jugement. Il n'est pas question d'approuver son opinion mais d'éprouver son ressenti.

Alors Joachim Trier filme le retour d'Anders à la vraie vie, les retrouvailles avec son ancien pote de débauche, qui a aujourd'hui délaissé les fiévreuses soirées éthyliques pour l'existence ordinaire de père de famille, tout comme il montre la reprise avec le monde du travail où l'on s'empresse de juger l'autre sur les apparences. Aux yeux de tous, il est l'ancien toxico sur lequel planera toujours le danger de la rechute. Mais aux yeux d'Anders, ce monde réel est éminemment hypocrite, seuls les "idiots" peuvent y trouver leur place et leur bonheur. Et c'est là où son intégrité nous apparaît dans toute sa complexité, il souhaiterait faire de nouveau partie de ce monde mais sans les compromissions qui lui sont exposées : son ami "gâche" son talent pour des thèses que personne ne lira, la société lui propose de mettre sa plume au service d'article léger car ils sont plus vendeurs que les autres.

Cette vérité sur le mal-être d'Anders se dessine progressivement, Joachim Trier privilégiant le pouvoir évocateur des images à tout discours explicatif. Le rythme nonchalant, l'étirement des séquences, favorisent l'introspection du personnage. La réalisation intimiste et immersive, quant à elle, nous invite à l'empathie. Les bonnes idées de mise en scène ne manquent pas, et la plus belle demeure celle du café. Dans celle-ci notre héros, seul au milieu de la foule, écoute les conversations des autres et notamment celle d'une jeune femme qui exprime clairement ce qu'elle souhaite au quotidien. Cette démarche, cette réflexion simple au sujet du bonheur, ne fait que lui révéler ses propres défaillances et son incapacité à penser comme les autres, à vivre comme les autres. Son bonheur, alors, lui glisse inexorablement entre les doigts, beau et fugace comme une échappée en vélo à travers des nuages artificiels.

S'ensuit une dernière partie un peu moins réussie, avec des effets de style un peu plus marqués, mais qui parviennent à illustrer le profond malaise qui s'empare d'Anders, cette sensation de vertige qui va le conduire vers des abîmes de noirceur. L'apaisement ne surviendra qu'à l'ultime séquence, aussi belle que poignante, dans laquelle notre homme concrétise sa destinée, celle de ne pas se soumettre aux aléas de la comédie humaine.

Créée

le 22 oct. 2023

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Procol Harum

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