Persister dans une routine stable ou vivre à la volée ? Sempiternelle question servie et plus ou moins desservie par une foule de films français à tout niveau de production, soit qu’elle précise une véritable préoccupation nationale, ou juste qu’elle traduise la facilité de vendre du fantasme de liberté au salarié moyen sup gagné par la lassitude inhérente au quotidien.


Découvrir des horizons nouveaux, vivre de peu et d’imprévus, ou juste organiser un week-end à l’arrache pour se sentir collectivement fou-fou avant de s’en retourner sur les terres moquettées de la machine à café : les recettes de cuisine varient mais le goût recherché est sensiblement le même, la douceur du laisser-vivre avec un soupçon d’adrénaline du risque, exhalés en mitonnant la déresponsabilisation comme une fin en soi.


On a tous mangé moult plâtrées de cette gastronomie, parfois fine – à l’instar de la redécouverte tranquille opérée dans Elle S’en Va –, parfois moins ; et si notre créativité réfrénée renouvelle régulièrement la validation inconsciente de cette tractation tacite de rêveries, il faut bien avouer qu’en termes cinéphiliques le tour de la question a probablement été fait il y a cinq films de Podalydès.


Au sein de ce flot monochrome se trouve une formule particulièrement archétypique, que la redite a selon moi rendue éculée. On expose sommairement la vie du quidam et les relations qu’il entretient avec ceux et celles qui en sont partie intégrante, puis survient la rupture : l'abandon mélancolique ou le décrochage énergique. S’ensuivent péripéties diverses soigneusement mises en contraste avec la symphonie urbaine, puis la ou les protagonistes, grandis et éduqués par l’expérience, s’adonnent à un joyeux compromis de mode de vie, ou réintègre celui qu’ils avaient laissé de côté mais en y insufflant l’ouverture d’esprit glanée au cours des 90 min qu’ils ont passées sur la grande toile. Un retour à la continuité, certes d’allure différente, mais un retour tout de même.


La force d’Ouvert La Nuit, c’est d’abandonner ce postulat de la parenthèse. S’il traite lui aussi de la recherche du frisson oublieux et de ses conséquences, il obéit à un principe narratif radicalement différent. Ici, tous les éléments, la douce liberté, le rejet de responsabilité qui en est la cause et l’impasse des relations humaines qui semble en être la sanction inéluctable, sont l’apanage d’un personnage et non plus d’un épisode. Luigi n’a pas un accès d’insouciance, il est construit autour de l’insouciance ; ou plutôt, il n’est pas construit, mais incarne l’entassement frénétique d’expériences de vie, laissées au hasard et accumulées au petit bonheur la chance dans les recoins de la Ville Lumière.


En effet, pour Edouard Baer nul besoin d’horizons exotiques ni de décors ruraux oubliés des bipèdes pour échapper à la morne norme des existences standards. Paris, son Paris, celui des artistes et des bars, d’une scission outrageusement assumée entre prolos amassés et riches dédaigneux, celui d’une nuit toujours animée qui se prolonge si bien qu’on en mesure difficilement la progression, Paris donc, suffit amplement à fournir la panoplie aléatoire d’aventures et de rencontres qui émaillent chaque soirée de notre explorateur urbain. Une capitale sobrement mise en images avec la tranquille idéalisation que justifie l’expérience, plus jolie que belle. Un portrait loin d’être exhaustif mais étrangement complet ; une suite de petits théâtres peuplant les coulisses du vrai théâtre central à l’intrigue.


La faiblesse d’Ouvert La Nuit, c’est que même pour la conception de vies entières, la dualité de la question qui ouvre ma critique n’admet que peu, sinon aucun état intermédiaire. Les personnages sont rangés (dans une classe sociale plus ou moins élevée) ou ne le sont pas. Un camp est celui de l’existence planifiée, l’esprit organisé, le mariage ou pacs, un, deux ou une douzaine d’enfants et le décompte des années d’ancienneté. L’autre, dont Luigi est de mémoire (fatiguée) l’unique représentant, promeut le safari urbain, la minimisation des attaches, le bagou, l’improvisation, la galère continument entretenue et savamment ignorée. Las, la partition est soigneusement faite pour décrire l’impact du second sur les membres du premier.


A ce titre, il faut reconnaître que le film est savamment foutu et pas démonstratif pour un sou. Reprenons son déroulement : dès l’incipit, Luigi est présenté en complète et hilarante contradiction avec tout ce qu’on pourrait un jour attendre de lui. Fort de son habituel jeu facétieux et un brin déjanté, Edouard Baer se taille un rôle de composition pour que l’on continue un moment à savourer l’insistance de son personnage dans cette voie douteuse. Un moment seulement. Assez vite je me lassais de ressasser les formules « Regardez-le plein d’assurance, en fait il est aussi fiable qu’un frein de Lada » et « Regardez-le si libre, en fait il s’embourbe dans la mouise jusqu’au cou ». A trop vouloir partager l’idéaliste entêtement de son personnage principal, le film risquait d’en prendre l’inconsistance et le manque de crédibilité.


Point n’avais-je compris que l’intérêt de l’œuvre pouvait résider dans un tableau plus large et que j’évoquais tout à l’heure : l’effet ambigu du spectacle que donne le protagoniste sur les adeptes de la vie stable.


De loin, Luigi semble libre, sûr, beau, génial parce qu’instinctif, et exalte ainsi les fantasmes de liberté (toujours les mêmes) que nourrit la morosité du quotidien. Alors celui ou celle qui le connait peu l’admire sans retenue, sollicite son attention, et se met à sa disposition avec une insistance relativement malsaine dans l’espoir de partager un peu de sa flamboyance supposée. Vous voyez de qui je parle, le film ne se prive pas d’en multiplier les exemples pour instaurer une habile progression de cet aspect, du rigolo vers le vaguement inquiétant.


De près, Luigi est vain, volage en amour, en amitié et même en curiosité, égoïste sans être égocentrique, sûrement sans le vouloir, peut-être sans s’en rendre compte. Sa science de la procrastination agace et son art du mensonge outrageux excède, ses proches essuient pour lui mais ne lui en veulent pas trop parce qu’il est ainsi entièrement consacré à son principe d’insouciance. L’œuvre (et le spectateur) ne lui en tiennent pas plus rigueur, parce que c’est tout de même rigolol. Les deux femmes du film persistent, à le soutenir pour l’une et à le suivre pour l’autre, un peu par fidélité et beaucoup par le désir latent d’évasion et de découverte (toujours et encore le même) qu’il permet en partie d’assouvir.


Comme ça, sans prétention, Ouvert La Nuit forme une évolution logique au concept mille fois visité du film « coupure de routine », et offre un aperçu appréciable de là où mène ces sentiers rebattus du septième art. Entre deux bonnes blagues, et sans trop porter de jugement moral. La classe. A des fins de chipotage, je reste plus réservé par la conclusion, qui si l’on considère l’infantilisation du personnage pendant le film, paraît border son lit en lui disant « tout va bien, tes plans foireux ont marché, les adultes s’occupent de toi ».


Mais bon, en ce qui me concerne, tu sais faire, Baer, persévère.

Ivain_Emey_Jr
7
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le 2 févr. 2017

Critique lue 433 fois

4 j'aime

Ivain M.

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