Voilà bien un film légendaire qui se nourrit de légende, trahissant la fascination de son réalisateur pour les fables inépuisables de la mythologie. Aux brumeuses sagas nordiques, Albert Lewin arrache le Hollandais Volant en quête de la femme qui lui serait éternellement fidèle, et lui fait jeter l'ancre dans une baie de la Costa Brava. À la Théogonie d'Hésiode il emprunte Pandore, l'émissaire de tous les maléfices, celle que façonnèrent les dieux de l'Olympe lorsque Zeus voulut châtier l'homme coupable d'avoir reçu le feu prométhéen, pour en faire la reine d'une tribu extravagante, désenchantée, échappée d'un roman de Fitzgerald ou d’Isherwood. Il soustrait ces deux personnages-symboles au temps et à l'espace de leur mythe respectif et les réunit dans un décor folklorique et contemporain, l’Espagne du flamenco et de Salvador Dalí, au moment où la grande nouba des Années folles bat son plein. À Esperanza se retrouvent donc les exilés, les déracinés, les vacanciers perpétuels de la "Génération perdue". Autour de l’astre Pandora Reynolds papillonne un petit monde d’oisifs et de dilettantes anglo-saxons brûlant leur vie dans l'alcool, la frénésie, tous les débordements que peut inventer une imagination désabusée qui n'aspire plus qu'à l'autodestruction. Nulle malice dans le cœur de la jeune femme, irisée d’or, de bleu nuit et de vieux rose, prisonnière de sa mesure d’idole et apte à immoler, par son rayonnement et sa beauté sculpturale, la terre tout entière. Mais une soif d'absolu qui exige des gestes définitifs et des serments irrévocables. "Que feriez-vous pour moi de parfaitement incroyable ?" demande-t-elle après une course insensée sur la corniche ; et son bellâtre de conducteur de lui sacrifier son bolide argenté en le précipitant par-dessus la falaise. Avec une indifférence un peu lasse, elle reçoit les hommages de plus en plus fous de ses courtisans. Comme ce taureau que le gitan Juan Montalvo affronte pour elle seule aux premières lueurs de l'aube dans l'arène déserte, ou comme ce record de vitesse qu'établit Stephen Caneton en lançant sa torpédo en flammes à 300 km/h dans l'écume du rivage. Son érotisation se raffine encore à être privée de tout geste explicite. Elle vit une transfiguration, sortant d’une existence d’Américaine riche, séduisante et cynique pour entrer dans la fatalité poétique d’une légende dont elle est la cause et l’objet.


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Ce qui frappe à voir ou à revoir Pandora, c'est à quel point son secret en est perdu. Pas seulement le secret de son aura, de sa substance immatérielle. Mais tout simplement sa formule technique, son processus de fabrication, tributaires d’un savoir-faire aujourd’hui bel et bien révolu. Ce Technicolor rutilant, ces phosphorescentes nuits américaines, ces transparences spectrales, cette photographie entre soleil et ombre, jaune profond et azur diaphane, il y a là toute une alchimie plastique que rendaient possible l'appareil sophistiqué des studios et l'incomparable maîtrise des opérateurs anglais dans le domaine de la couleur (Jack Cardiff s’y livre à des expérimentations ébouriffantes). La mise en scène même se distingue par une science consommée de l'alliage et de la transmutation qui semble répondre à la mixtion héllénico-wagnérienne inspirant le sujet : ambiance kitsch dominée par une inspiration néoclassique ; hybridation d’un style qui amalgame les expériences et les acquis des années quarante en combinant la dynamique wellesienne (construction en puzzle, enchaînés et fondus raffinés, alternance de flashes et de plans longs et profonds) à l'esthétique décorative de la MGM ; fusion des factures et des manières, quand l'influence du cinéma américain croise celle du cinéma britannique ; effets de perspective qui voient les figures se dérober vers le point de fuite où l'espace s'écoule dans le temps. Les sortilèges de Pandora relèvent d’une évidence supérieure et semblent amoncelés par l'avidité d'un amateur d'art conscient qu’un tel thesaurus ne sera jamais plus rassemblé. Si le film traduit la coexistence étrange (et somme toute ponctuelle) qu’Hollywood entretint entre culture européenne et formes populaires du spectacle moderne, il relève surtout l’étonnant pari de laisser avoisiner tous leurs éléments hétérogènes sans les fondre, sans les articuler, sans leur donner l’apparence d’un lien logique. Les bribes de références, les lambeaux d’Histoire ou les usages contemporains s’exposent dans un bric-à-brac assumé, recherché, une interférence du tangible et du surnaturel commandant à la fois l'économie du récit (coïncidences, prémonitions, hasards "objectifs") et les penchants surréalistes de l'imagerie.


De Peter Ibbetson au Portrait de Jennie, d’Une Question de Vie ou de Mort à L’Aventure de Mme Muir, l’œuvre fait la somme de tout un cinéma voué au thème des amours d'outretombe et d'outretemps. Mais elle le parachève en le dotant d'une sorte de syncrétisme religieux qui, comme aux derniers temps du paganisme, tendrait à ramener au principe de l'unité les conceptions mythologiques les plus diverses. Le Vaisseau Fantôme, indique l’archéologue, représente un avatar de la barque des morts et, selon le Hollandais qui semble partager ses vues, Pandora est à la fois l’Ève de la Bible et l’œuf originel dont est issue la race humaine. Un rapport s’établit entre cette androgyne luni-solaire et Diane-Artémis, interprétée dans certaines sectes mystiques comme une intermédiaire de salut éternel, émanation de l'Isis égyptienne. Patronne des marins, elle était l'objet au printemps d'une procession fastueuse qui se dirigeait vers le littoral et faisait glisser sa statue sur l'eau. Le clair de lune qui baigne en permanence le visage extatique d'Ava Gardner lors des nombreuses scènes nocturnes ne fait-il pas allusion au culte de la déesse qu'on glorifiait dans l'office solennel du soir ? Quand Pandora abandonne Fielding et Cameron à la contemplation stérile et morbide des antiquités découvertes pendant les fouilles et, tous ses vêtements quittés, nage jusqu'au yacht immobile et silencieux puis s'enfonce doucement dans ses profondeurs, quand dans le décor lunaire de l’amphithéâtre la cape du matador tourbillonne autour d'une tête bondissante, quand dans le miroir de la cabine, la jeune femme surgit, enveloppée d’une voile blanche et les cheveux ruisselants, et que les mêmes paroles qu'à sa première apparition reviennent sur ses lèvres et celles de Van der Zee, le cinéma redevenu lanterne magique emporte haut et loin sur l'aile des songes.


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Si le récit se déroule à Esperanza, c’est peut-être parce que l'espérance est le seul des maux divins que n'ait pas répandu sur la terre la jarre de Pandore, cette cruche brisée que Fielding tente de reconstituer à l'heure de l'épilogue. Parce que le sable de ses plages et le roc de ses falaises, regorgeant de vestiges gréco-romains, exhalent les parfums oubliés d’autres temps, d’autres civilisations. Le petit port est un pont jeté entre l'ancien et le nouveau monde (boîtes de nuit, parties, villégiature). Un de ces lieux prédestinés où peut s'effectuer l'éternel retour puisque s'y télescopent le passé et le présent, que s'y chevauchent même, à la faveur d'un micro-flashback, le XVIIème et le XXème siècle, que s'y croisent les représentants de la vieille Espagne traditionnelle et les transfuges de l'Angleterre des années trente. Familier de Chirico et de Delvaux dont le Hollandais fait la synthèse sur sa toile, le cinéaste se plaît à juxtaposer dans un même plan des signes antinomiques : rencontres aussi saugrenues que celle d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection, comme ce trompettiste lové contre le sein d'une déesse de pierre ou comme ces jazzmen qui font danser les noctambules sur l'air de You're driving me crazy au milieu de colonnes, chapiteaux et bas-reliefs du temps de Périclès. Gros plan d’un saxophone posé sur une gigantesque tête de Neptune. Contre-plongée faisant apparaître dans l’angle du cadre un clavier de piano qui se découpe obliquement sur fond de mer. Jusque dans l'éclatante lumière solaire de Pandora, les statues mutilées conservent un pouvoir magique. Elles ont le regard fixe et aveugle du destin que le savant parvient à déchiffrer entre les lignes d'un grimoire néerlandais, mais dont il est incapable de conjurer les arrêts. À la fois spectateur, acteur et narrateur des évènements, ce témoin hautement cultivé et pourtant condamné à ne jamais connaître l'ivresse de la passion ou de la création représente possiblement l'effigie de Lewin. Ne demeurer qu'un observateur, un collectionneur de choses mortes, telle pourrait bien être la hantise de l’auteur.


Le recours à plusieurs strates narratives, leur remaniement, le jeu de la vérité qui s’opère à travers et autour d’elles, n’est pas sans rappeler subtilement l’univers de Borgès. L’une des grandes vertus du cinéaste réside dans ce "travail" de la légende et de ses différents niveaux d’accès : Fielding la connaît dans son entier mais n’y participe pas ; Pandora y concourt sans la connaître puis en la découvrant peu à peu ; Hendrick en est le héros principal, mais à trop la connaître il en subvertit le fonctionnement, comme le révèle son apparente indifférence pour sauver Pandora du sacrifice que son amour lui imposerait ; enfin les autres personnages qui ont une place importante dans la fiction ignoreront toujours tout du drame auquel ils n’ont en fait jamais pris part. Cette complexité est significative d’un esprit pour lequel rien n’est simple car il consiste à multiplier les facteurs esthétiques comme autant de principes de distraction. Ce n’est pas un hasard si Lewin a aussi adapté Oscar Wilde, pour qui les rapports du mythe et du réel ne sont prétextes, en dehors de toute morale, qu’à valoriser la beauté. Et à travers elle, préférer l’instant à l’éternité : le baiser final des deux protagonistes abolit le temps parce qu’il est plus intense que des siècles d’attente. Lorsque Pandora, refusant d’être la déesse qui sème la mort et la désolation, saccage le tableau de Van der Zee et invite l’artiste à se déprendre d’une image trop vénérée pour embrasser l’éphémère réalité, elle exorcise un destin semblable à celui de Dorian Gray. Hendrick reçoit alors le plus précieux des dons : cet amour fou qui lui voue une créature mortelle et par lequel s’accomplira enfin sa rédemption. Ainsi l’histoire de Pandora n’est-elle pas celle, édifiante, d’une boîte qu’il fallait ou ne fallait pas ouvrir ; c’est l’histoire merveilleuse d’une boîte dont on a su utiliser le contenu.


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