Quelques années auparavant, Arthur Penn avait frappé un grand coup en dépoussiérant le bon vieux mythe du gangster et en lui apposant un regard plus moderne, plus rock'n roll, qui correspondait parfaitement avec l'état d'esprit des sixties. Depuis Bonnie and Clyde, ce type de production devait être davantage dans l'impertinence, l'épique et le romanesque. Seulement voilà, ce type de carcan n'est pas au goût de tout le monde et on imagine difficilement un Robert Aldrich s'y plier ! Alors forcément lorsque notre homme décide d'aborder le genre, en adaptant le roman de James Hadley, ce n'est sûrement pas pour développer l'image de héros romantique véhiculée par le film de Penn... Ainsi "The Grissom Gang" va se présenter comme l'antithèse parfaite de "Bonnie and Clyde" : ici il n'y a pas de doux romantisme, de valeureux héros ou de nobles rebelles, et encore moins de belles vedettes à exhiber sur l'affiche pour appâter le chaland. Contrairement à son confrère, Aldrich préfère sonder l'âme humaine dans ce qu'elle a de plus perverse, sale, répugnante, pour voir s'il y a encore quelque chose à sauver chez l'être humain ! "The Grissom Gang" est un film qui ambitionne un peu plus qu'une simple relecture du genre, façon "The Dirty Dozen", en nous proposant une vraie critique de la société US, aussi savoureuse que cynique, qui se paie le luxe de l'impertinence suprême en faisant tomber les tabous sociaux pour toucher à son but !
"The Grissom Gang" est véritablement une œuvre à part, presque surréaliste, qui s'applique à suivre scrupuleusement les codes du genre, pour mieux les détourner afin de se moquer ouvertement de cette société ricaine, pourtant si respectable ! Ainsi l'intrigue, en elle-même, est d'une banalité sans nom : une gosse de riches est kidnappée, une demande de rançon est formulée, et on suit le quotidien de l'otage, auprès de ses ravisseurs, en attendant le dénouement de l'affaire. Seulement l'originalité du film réside avant tout dans la vision qui nous est faite de tout ce petit monde : ils semblent tous pourris et il n'y en a pas un pour rattraper l'autre ! Un vrai cauchemar ! L'Amérique selon Aldrich n'est décidément pas belle à voir et sa décadence se retrouve parmi toutes les strates de la société.
Ainsi, les classes populaires nous sont présentées façon "Affreux, sales et méchants" : les individus sont vils, moches, cupides, violents voire pervers ! Une population très "joyeuse" donc, qui est symbolisée par les différents gangsters que l'on va croiser. On a tout d'abord les plus "jeunes" : ce sont des amateurs, aussi stupides que violents, qui vont se faire bêtement déposséder de leur "bien" par plus malin qu'eux ! Aldrich nous présente ça d'une manière très grinçante, en faisant preuve d'un humour noir et d'un sens de l'absurde qui rappelle fortement l'univers de "Fargo". Les frères Coen se sont-ils inspirés de ce film ? Sans doute, en tout cas il existe une vraie parenté entre ces deux oeuvres ! Mais le plus intéressant, chez Aldrich, réside dans le tableau qu'il nous fait des "adultes" ! Il s'agit du fameux gang Grissom, qui ressemble étrangement à une version trash des Dalton de Morris et Goscinny ! On y retrouve la chef du clan, Ma', qui est un personnage affreux, au teint blafard, qui n'hésite pas à jouer du poing et de la mitraillette pour asseoir son autorité ! Autour d'elle, on retrouve une incroyable collection de personnages pittoresques, grotesques et pitoyables ! Pour exalter au mieux l'impression de décadence généralisée, Aldrich occulte toute tentative d’esthétisation et va jouer aussi bien sur les couleurs que sur les contrastes (les visages sont pâles et livides, les vêtements sont ternes ou sales, alors que les décors peuvent être exubérants, de couleurs criardes). L'impression de torpeur ambiante, d'ambiance lourde et poisseuse, est parfaitement rendue à travers la photographie et la vision de ces personnages éternellement en sueur ! C'est comme si la crasse était omniprésente, contaminant aussi bien l'environnement que le physique des personnages !
Mais l'horreur humaine n'est pas le privilège des plus basses classes, nous dit Aldrich, en nous présentant le visage d'une bourgeoisie hautaine, arrogante et superficielle. Et comme pour donner un peu plus de poids à sa critique sociale, il pousse l'impertinence à créer une histoire d'amour entre le fils taré des Grissom et Barbara, la jeune fille riche et capricieuse. Le cinéaste évite le banal "syndrome de Stockholm" en nous présentant une Barbara qui ne ressemble en rien à la victime expiatoire. Elle est forte, manipulatrice et prête à tout pour sa survie. Et lorsque l'improbable tendresse s'impose à l'écran, dans un milieu aussi cupide et pourri, ce sont les postures sociales qui chancellent ! Aldrich va jouer habilement sur l'impression de dégoût, véhiculée par cette relation montrée comme "immorale", pour mettre à jour le côté sombre d'une élite sociale qui se veut être un modèle de vertu. La démonstration est d'autant plus implacable que la méthode employée est violente et dérangeante !
Alors même si "The Grissom Gang" est un peu trop long et irrégulier, on ne peut que saluer le travail accompli par Aldrich qui transforme un simple film de gangsters en opéra délirant, cynique et jubilatoire !