PATERSON (16,7) (Jim Jarmusch, USA, 2016, 118min) :


Cette ode littéraire nous entraîne sur les traces de Paterson, un chauffeur de bus trentenaire vivant dans la ville de Paterson (New Jersey), de manière paisible et réglée avec sa femme Laura débordante d’idées. Cette année le célèbre réalisateur rockeur Jim Jarmusch de Down by law (1986), Dead man (1995), Ghost dog : la voie du samouraï (1999), Coffee and cigarettes (2003), Broken Flowers (2005) et Only Lovers Left Alive en 2013 présentait deux films à Cannes. D’une part le documentaire assez classique Gimme Danger sur le groupe punk phare des années 70 The Stooges et son " iguane " Iggy Pop en tête, et d’autre part Paterson en sélection officielle. Deux heures de douceur dans ce monde de brutes, une plongée salvatrice pour envelopper le bruit et la fureur autour de nous. D’emblée la mise en scène nous propose son dispositif qui sera décliné comme un rituel, une semaine dévoilée jour après jour en commençant toujours par le réveil. Une structure narrative ultra balisée mais où la redondance du quotidien sous la caméra de Jarmusch s’illumine d’un charme dont il est le seul à posséder. Possession, comme ce film qui s’insinue petit à petit en nous en prenant corps par des plans épurés et majoritairement en cadrages fixes parfaitement étudiés dans sa composition de l’image et ses moindres détails de décors ou de lumière distillés avec grâce. Grâce cette œuvre en est remplie, des moments du quotidien, des pérégrinations à pied du personnage pour se rendre au travail en traversant une usine désaffectée, au détour d’une rue où une cascade fait rejaillir la vie, à travers des bribes de conversations lorsque Paterson conduit où par les nombreuses discussions bienveillantes avec sa femme, obsédée par la décoration de sa maison en noir et blanc et d’humeur changeante quant à ses lubies, tantôt pâtissière ou chanteuse country. Tout un univers où Paterson loin de la civilisation moderne, sans portable, de manière presque démodé et de manière langoureuse se plaît dans cet art de vivre au ralenti s’adonnant dès qu’il a le temps à l’écriture de proses poétiques sur un carnet secret. Presque comme un lonesome cowboy des temps modernes du réveil jusqu’au saloon pour boire une bière pendant la promenade du bulldog Marvin, Paterson profite des moindres petits bonheurs ou objets de la vie quotidienne, inspirant ses versifications, comme une simple boîte d’allumette, où de nombreuses déclinaisons de déclarations d’amour envers sa mie. De manière circulaire, nombre de détails nous le rappelle, le cinéaste nous enferme dans ce monde parfois redondant où le cercle est vertueux, mais agit par son talent et sa sincérité la plupart du temps comme une bouffée d’oxygène qui jamais n’éclate. Des moments suspendus sans point d’interrogation ni d’exclamation, juste des virgules parcourant la vie, en tournant délicatement les pages de ces journées avec fin. A la fois un magnifique portrait de la ville de Paterson, une déclaration d’amour à la littérature et notamment à l’écrivain William Carlos Williams (et non l’inverse…), une fable harmonieuse sur la vie de couple et sur un art de vivre autrement. Malgré une intrigue très minimaliste où heureusement certains incidents jalonnent cette semaine ordinaire, avec un peu de naïveté, ce film haïku retraçant toutes les beautés des instants de la vie nous transporte de bien être par la simplicité, la fausse modestie du projet et sa puissance sous-jacente remarquable. Des vignettes impressionnistes à « trois dimensions » (largeur, hauteur, profondeur) sans 3D, où la mise en scène utilise régulièrement la technique de surimpressions pour nous faire pénétrer au plus profond de l’âme de ce dandy urbain et où certaines répliques s’avèrent particulièrement délicieuse : « Lire des vers traduits c'est comme prendre une douche en imperméable ». Convoquant le cinéma de John Ford, les œuvres La foule (1928) de King Vidor et L’île du docteur Moreau (1932) d’Erle C. Kenton, le réalisateur nous donne à appréhender la vie autrement. Enveloppé par la musique agréable de son propre groupe Sqürl et quelques titres jazzy en fond sonore, Adam Driver (Frances Ha, Hungry Hearts, Star Wars : Le réveil de la force, Midnight Special) bonifie cette errance comme une ombre dans la ville avec une nonchalance attachante, illuminée par la poésie dont l’environnement irrigue sa plume sur le papier. Il est bien secondé par la folie douce et attendrissante de Golshifteh Farahani (A propos d’Elly, Syngue Sabour, My Sweet Pepperland, Les Deux Amis) ainsi que le chien grognon Marvin, vainqueur de la Palme Dog 2016 à Cannes. Venez lâcher prise et prendre le temps de bifurquer avec bonheur vers Paterson. Élégant, salvateur, beau et doux.

seb2046
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le 21 déc. 2016

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