Jim Jarmush est un cinéaste du calme et de l'introspection. Peut importe l'ampleur de ses sujets ou le genre de ses films, il préférera toujours l'onirisme d'un contexte que l'urgence de l'action. Ce qui le fascine, c'est le quotidien, celui qui régit la vie mais aussi celui qui est dicté par la mort et surtout l'amour. Ces contraintes qui façonnent un individu, modèlent une âme et construisent une vie. Avec Paterson, il arrive à l'apothéose de cette logique et offre une continuation à son Only Lovers Left Alive, qui voyait un couple d'immortel surmonter les contraintes de leurs quotidiens qui se voyait bouleversé à mis parcours. Ici, il cherchera à s'intéresser à l'éphémère. Ici le couple est prisonnier du temps qui passe (souvent montré à travers le défilement des jours mais aussi par les plans sur la montre du personnage principal) alors que dans son précédent film, les personnages étaient victimes d'un temps qui n'a plus d'emprise sur eux.


Paterson a en ça quelque chose de plus concret, plus proche de son spectateur. Le quotidien subit par ses personnages est le nôtre. Il est autant une contrainte qu'il est une forme de sécurité, le couple trouvant une forme de stabilité à travers lui, le danger viendra seulement quand leur structure du jour le jour commencera à être menacé et à évoluer. Car sans repères, qui l'on est ? Qu'est ce qui nous définit ? Pour Paterson, le personnage principal, ses repères viennent de ses influences que ce soit les gens qu'il côtoie, des lieux qu'il fréquente ou des poèmes qu'il lit. Il devient un personnage méta, rien que par le prénom qu'il porte car Paterson est aussi le nom de la ville dans laquelle il vit mais c'est aussi le nom d'un poème de William Carlos Williams, le poète favori du personnage. L'homme, la ville et l'oeuvre vont finir par se confondre et se répondre sans cesse pour apparaître comme une seule et même entité, un phénomène du quotidien. Les trois sont ancrée dans le passé, l'oeuvre est un vieux poème, la ville est en pleine perdition et vit à travers sa gloire d'antan tandis que le personnage refuse d'aller de l'avant. Il ne veut pas se plier au technologie en refusant d'avoir un téléphone portable et le récit s'enclenche à la suite d'un rêve raconté par sa femme. Première scène du film où elle lui parle de son rêve où elle et lui avaient des jumeaux. Paterson croisera beaucoup de jumeaux durant la semaine où on le suit, interrogeant sa peur d'être père mais aussi sa peur de transmettre.


Sa créativité est intériorisé, ses poèmes sont avant tout pour lui. Un moyen d'affronter son quotidien et de communiquer par lui-même et pour lui-même car en dehors de ça, Paterson est un homme de peu de mots. Contrairement à sa femme, beaucoup plus extravertie et qui fait de son art un moyen de partage parfois proche de la lubie. Sa manière de repeindre toujours les choses, de constamment créer de nouvelles choses ou encore de multiplier les rêves comme vendre des cupcakes ou devenir chanteuse de country. Rêves dont elle se donne les moyens de les accomplir. D'où la peur de Paterson quand elle lui parle de son rêve d'avoir des enfants. Les deux personnages sont l'opposé de l'autre, Paterson est quelqu'un au goût simple, qui ne veut pas faire de vagues alors que Laura est plus soucieuse de ce qui l'entoure et veut pleinement laisser s'exprimer sa créativité. Ils sont différents mais complémentaires ce qui en fait un couple qui fonctionne si bien. Un couple simple, loin des grandes déclarations et qui vit à travers le quotidien et il est admirablement servi par la lumineuse Golshifteh Farahani, toujours très juste, et le formidable Adam Driver. L'acteur dégage un charisme de dingue et une sensibilité impressionnante pour faire véhiculer tout les maux de son personnage. Habitué aux rôles de grands énervés, il trouve un rôle plus à sa mesure ici, Jarmush à compris son acteur et lui offre son plus beau rôle.


Car Paterson est un personnage qui est défini avec beaucoup de subtilité et il y a une osmose parfaite entre la mise en scène, l'interprétation et l'écriture pour aboutir à cela. Le principal frein qui régit la vie de Paterson est son syndrome post-traumatique. Il suffira que d'un plan sur une photo, la structure presque militaire du quotidien du personnage et la performance meurtri de Driver lors d'une confrontation en fin de film pour comprendre cela. Le film ne cherche pas à en faire trop, ce qui le rend d'autant plus fort et tangible. Comme lorsqu'il parle de la poésie, nourrit des vers libres de Ron Padgett, et de l'art en général. Au fil de ses rencontres, souvent amusantes par ailleurs le film sachant se montrer très drôle et toujours très symboliques, le personnage se rend compte qu'il n'y a rien de particulier à sa poésie. Il est doué mais d'autres sont aussi doué que lui et il ne s'impose jamais comme un génie dans son domaine. Mais à travers ça, le film offre une bonne leçon. Le poète n'est pas un métier ni affaire de talent mais c'est une question de passion. L'artiste n'est pas défini par son art mais par son cœur, son envie de créer malgré l'échec et que le talent est subjectif, il est beau à travers notre vécu, notre quotidien.


Par ce concept simple, Jim Jarmusch vient de résumer toute l'essence de son cinéma et fait de ce Paterson son oeuvre la plus intime mais aussi la plus profonde. Beaucoup pourraient y voir un film mineur car au final il ne s'y passe pas grand chose alors que tout ce qui fait le cinéaste est dedans. Il atteint ici l'apothéose de son style et offre une oeuvre quasi-parfaite, on déplorera peut être une scène un peu trop grossière en fin de film, celle qui pourrait faire office de "moment de tension". En dehors de ça, Jim Jarmusch offre une mise en scène harmonieuse qui sublime le quotidien de ses personnages, les scènes se ressemblent mais aucune n'est pareille et il arrive avec ingéniosité à transmettre la passion à travers une routine très mécanique. Il transcende son sujet et parvient à construire son film comme un poème, l'onirisme emballe le tout avec une musique enivrante et magnifiquement utilisée. Les jours sont des proses, et les répliques les vers qui les composent. Surtout que Jarmusch à un sens du timing incroyable, ses scènes ne sont ni trop longues, ni trop courtes. Elles s'achèvent et commencent toujours au bon moment se qui rend justice à l'impact qu'elles transmettent. En ça, la conclusion est brillante offrant un sentiment de plénitude agréable tout en nous laissant rêveur sur ce que l'on vient de voir.


Paterson s'impose très clairement comme un grand petit film. Jim Jarmusch transmet toute sa passion dans son film et parle directement aux spectateurs sur son art mais aussi sur l'art de chacun. Il ne prend jamais de haut et trouve beaucoup de justesse dans cette oeuvre où il y met toute son âme. Une belle déclaration d'amour à l'art en général mais aussi à la vie, qui malgré les contraintes et les redondances reste un halo de douceur et de passion. Servit par un couple attachant et joué par de grands acteurs, Paterson est un film admirablement écrit et mis en scène qui fait indéniablement chaud au cœur sans jamais tombé dans la naïveté tout en trouvant une subtilité et une justesse assez rare sur son sujet qui est en plus assez dense. Formidable réussite et une des meilleures œuvres de l'année.

Frédéric_Perrinot
10

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le 28 déc. 2016

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