En prenant à bras le corps le sujet tout autant féministe que philosophique de Pauvres Créatures, Yórgos Lánthimos aurait pu sombrer dans l'apologie stéréotypée de la féminité. Sauf que le cinéaste grec est un artiste follement intelligent, profondément sensible, terriblement subversif et indiscutablement créatif. Son sujet, il le traite avec une maestria extrêmement rare et infiniment drôle. Pauvres Créatures n'est pourtant pas une comédie. C'est une odyssée immorale et impudique qui procure un bien fou face à l'ultra conformisme sociétal dans lequel nous pataugeons actuellement. Pauvres Créatures, c'est la libération de l'âme. Ni plus, ni moins.
Bella Baxter est une femme-enfant (très) spontanée qui a été sauvée de la mort par son père adoptif, un chirurgien et enseignant défiguré qui expérimente les soins les plus contre-natures qui soient. Promise à un élève de son paternel, le trop sage et catholique Max McCandles, Bella se voit désorientée par ses pulsions sexuelles qu'elle décide brusquement de matérialiser en compagnie d'un avocat libertin qui l'embarque dans un licencieux voyage. Une pérégrination qui se métamorphose en quête existentielle au fur et à mesure des rencontres que la jeune femme provoque...
Bella, c'est la prodigieuse Emma Stone qui s'est investie corps et âme dans ce personnage sans filtre et politiquement incorrect. Du haut de son talent, elle domine sans peine l'immense acteur qu'est Willem Dafoe, une sorte de Frankenstein difforme vouant une adoration sans bornes et sans ambiguïté envers sa jeune protégée. Cette dernière, dont la soif de connaissance reste illimitée, quitte donc le domicile familial pour s'adonner aux plaisirs qu'elle convoite. Celui de ses orgasmes sexuels d'abord, avant de prendre connaissance des doctrines philosophiques, des idées socialistes et du féminisme dans tous ses états, au-delà de toutes conventions sociales qu'elle juge aussi absurdes qu'inutiles. Bella s'éprend ainsi de la Liberté sous toutes ses formes, en particuliers celle de son corps et de son esprit. Et telle Mira, personnage central du chef-d’œuvre féministe réalisé par Fons Rademakers en 1971, Bella doit forcément faire face à toute la laideur humaine. Transportée par son ignorance des conventions sociales, elle se confronte ainsi au jugement, à la haine, à l'emprise, à la manipulation, à l'hypocrisie et à la tricherie avec une habileté parfois naïve mais toujours férocement drôle. Sa force, son pouvoir et sa liberté, c'est sa féminité. Et l'on retrouve en cela quelques mythiques personnages féminins dessinés par Paul Verhoeven par le passé, Katie Tippel en particulier. Et à l'instar de l'inoubliable Monique van de Ven, l'éblouissante Emma Stone n'hésite pas une seule seconde à se mettre à nue, au sens propre comme au figuré, reléguant définitivement la pudeur hollywoodienne au vestiaire.
Et si l'on pense néanmoins visuellement à un mix des univers de David Lynch, Terry Gilliam ou encore Peter Greenaway, Pauvres Créatures reste un film de Yórgos Lánthimos à part entière. Maîtrisant sereinement son habituel goût pour le baroque, le réalisateur crée ici un véritable univers fantastique où se déploie avec grâce la quête existentielle de Bella. Car tout est artistiquement étudié pour valoriser le personnage incarné par Emma Stone, épaulée il est vrai par un excellent casting qui sait indéniablement s'effacer quand il le faut pour toujours mieux intensifier le message engagé et subversif de l’œuvre. Et si le patriarcat en prend indéniablement pour son grade, Lánthimos garde l'intelligence de ne pas cimenter son propos avec des amalgames. Le hashtag #NotAllMen (malheureusement très souvent ironisé par les féministes les plus extrémistes, un brin misandres et gynarchistes) trouve pleinement ici sa définition en soulignant les qualités masculines, mais aussi les défauts féminins. Un juste milieu bienvenu qui impose ainsi Pauvres Créatures en œuvre cinématographique singulière et jubilatoire. Merci Yórgos. Merci Emma. Du fond du cœur.