Le succès de La Belle et la Bête de Cocteau en 1946 ne permit pas aux contes de fées de s’imposer dans le paysage cinématographique français. La difficulté technique que représente l'adaptation sur grand écran d’un univers merveilleux constitue sans doute l’une des explications à cette triste absence. Il faudra attendre 1970 pour voir arriver un nouveau grand film féerique, à savoir Peau d’Âne.


Le film est mis en scène par Jacques Demy, ce jeune prodige français appartenant à la Nouvelle Vague et prédestiné à réaliser des contes de fées. En effet, ses premiers films, en particulier Les Parapluies de Cherbourg et Les Demoiselles de Rochefort, possèdent une mise en scène au caractère merveilleux en recourant, pour reprendre les mots de l'auteur Camille Taboulay, à la fantaisie, le chant, les couleurs, la danse et le rime. Ainsi, dans la comédie musicale Les Demoiselles de Rochefort, Demy transforme la ville éponyme en un endroit empreint de magie et arborant des couleurs lumineuses où tout le monde chante les chansons de Michel Legrand. Demy avait d'ailleurs fait repeindre beaucoup de mobiliers urbains, s'appropriant littéralement la ville. Si Rochefort prend donc des allures de royaume enchanté, elle cache pourtant sous son vernis doré de sombres secrets. Par-delà ses murs résonnent les canons de la guerre et en son sein se cache un tueur de vieilles dames.


Quant aux Parapluies du Cherbourg, celui-ci traite d'une histoire d'amour dans une ambiance de conte de fées en démontrant cependant que le fameux adage « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants » ne s'applique pas toujours. Dans ses films, Demy fait donc se confronter ses visions féeriques avec la sombre et triste réalité du quotidien, apportant ainsi à ses oeuvres plusieurs paliers d'interprétation et une certaine déconstruction des éléments définissant le conte de fées.


De surcroît, Demy est un admirateur invétéré de Jean Cocteau dont il aime particulièrement le film La Belle et la Bête. Voir Demy réaliser un conte de fées semblait donc couler de source. Pourtant, le projet, comme pour celui de La Belle et la Bête, ne fut pas des plus faciles à lancer. Fin des années 60 et fort de son succès en France, Demy a la possibilité de travailler à Hollywood et réalise là-bas Model Shop, film qui connut un succès honnête. Pour le faire revenir en France, il faudra toute la persévérance de sa productrice Mad Godard qui lui débloque un budget correct pour réaliser Peau d’Âne, son conte préféré parmi tous les autres lorsqu'il était petit. Le tournage peut donc commencer.



Ouverture



Comme pour le film de Walt Disney Bla**nche-Neige et les sept nains**, Peau d'Âne s’ouvre sur un livre qui voit ses pages se tourner comme par magie. La ressemblance entre ces deux scènes est loin d’être anodine. En effet, Demy étant un grand admirateur de l’œuvre de Walt Disney, il s’évertue à multiplier les clins d’œils au dessin animé en question. Il est bien difficile de tous les énumérer, tant il sont nombreux, mais l’on peut citer, entre autres, la ré-utilisation d’un cercueil de verre, la fuite sur la barque dans une atmosphère brumeuse et surtout, le passage où Catherine Deneuve se met à préparer la recette d’un cake d’amour. Comme le résumait Demy : « Quand j'ai écrit la scène où l'on voit Peau d'âne pétrir la pâte et chanter la chanson du cake d'amour, j'ai immédiatement revu Blanche-Neige confectionnant une tarte aidée par les oiseaux. »


Cette influence de Blanche-Neige dès la première scène illustre bien le caractère « pot-pourri » de Peau d’Âne qui emprunte tour à tour, surtout au niveau de l’imagerie, aux dessins animés de Disney mais aussi à La Belle et la Bête de Cocteau, ainsi qu'aux peintures de Gustave Doré et d'Andy Warhol.


Une fois donc que le livre s'est ouvert, celui-ci nous plonge dans le royaume du Roi Bleu, incarné par un Jean Marais décidément fort à l'aise dans l'univers du conte de fées. Ce début d'intrigue est connu de tous : la femme du roi se meurt et, juste avant de pousser son dernier soupir, elle fait jurer à son mari qu’il n'épousera en secondes noces qu’une femme encore plus belle qu’elle.


Premier élément qui saute aux yeux, le royaume du Roi Bleu est filmé en décor réel dans le célèbre château du Plessis-Bourré, grand monument d’architecture construit au XIIIème siècle et fort prisé par les touristes. Nous verrons que plus tard dans le film, le célèbre château de Chambord fait également son apparition. Cette démarche réaliste s’inscrit dans le pur style de Demy qui, si il aime les fantaisies, aime surtout les plonger dans notre monde réel. Il suffit de voir ses films précédents, Les Parapluies de Cherbourg et Les demoiselles de Rochefort, qui sont tournés dans les villes mentionnées et non en studio.


Toutefois, certains sont déçus par cette approche naturalise, dont Jean-Pierre Berthomé, grand spécialiste du cinéma de Jacques Demy et qui, dans son ouvrage Jacques Demy et les racines du rêve, déclare : « C'est dans la réalisation des décors que Peau d'Âne est le moins satisfaisant. Fidèle à son habitude, Demy refuse le studio et tourne son film en extérieurs réels, à Gambais pour la ferme et dans les deux châteaux du Plessis-Bourré et de Chambord  qui s'opposent l'un à l'autre : le premier vaste forteresse encore féodale, enclose dans ses murailles blanches toutes tournées vers sa cour intérieure, la seconde grandiose demeure Renaissance offrant généreusement aux regards extérieurs la symétrie de sa façade. On reconnaît les intentions de décoration : le végétal et l'animal montent encore à l'assaut de la pierre dans le château du roi bleu. [...] Inversement, dans le château rouge, la végétation s'est effacée devant l'homme ; la pierre, et elle seule, organise l'espace, à peine égayée de quelques peintures ou lourdes étoffes aux vives couleurs. Un nouvel ordre est instauré, tout soumis à l'homme et son industrie. [...] Mais ce sont-là des intentions qui jamais ne prennent véritablement corps. Nous voyons des salles trop vastes pour la figuration qu'on y assemble, habillées par un accessoiriste de goût plutôt que métamorphosées par un décorateur véritable. Pour la première fois, on regrette que Demy n'ait pas fait construire en studio ses intérieurs pour leur y donner sans contraintes la cohérence qui fait ici défaut. »


S'il est vrai que tourner en décor réel apporte certains écueils, il semble pourtant que le choix de placer le conte dans un environnement réel et immédiatement reconnaissable pour le spectateur (les châteaux de la Loire étant des monuments de patrimoine extrêmement connus), est une excellente et surtout audacieuse idée qui se démarque de la majorité des contes de fées. En effet, si ceux-ci ont pour habitude de plonger leur lecteur dans un monde imaginaire entraînant de facto une indétermination spatiale, Demy prend cette règle totalement à contre-pied et nous montre des lieux connus, ce qui permet de situer l'histoire dans l'espace et même dans le temps (le château de Chambord ayant vu sa construction débuter en 1519 et le château du Plessis- Bourré en 1468). Cette rupture avec la spatialité permet à Demy de montrer la façon dont il s'amuse à déconstruire les codes classiques du conte, chose qu'il avait déjà expérimentée dans ses précédents films. Cette approche, pleine d'humour et emplie d'un certain ironisme, est fort semblable à celle de la conteuse Madame d'Aulnoy qui renvoie régulièrement dans ses récits à des événements ou des lieux connus en citant des quartiers parisiens ou des régions françaises. Sont ainsi cités dans ses contes les quartiers de Saint-Germain ou de Saint-Laurent.


Pour revenir sur Madame d'Aulnoy, celle-ci est une écrivaine extrêmement importante dans l'histoire du conte vu qu'elle fut la première à écrire un conte de fée français, L'île de la Félicité, en 1690. Elle publiera ensuite en 1697 plusieurs volumes appelés Contes de Fées, et ce, quelques mois à peine après la publication des Contes de ma Mère l'Oye de Charles Perrault.


Les contes se racontant à l'époque essentiellement dans les grandes soirées mondaines, Madame d'Aulnoy avait pour habitude, comme le souligne Constance Cagnat-Deboeuf , d'écrire « au milieu de ses invités à qui sans doute elle donnait lecture de ses contes au fur et à mesure de leur avancement ».


Beaucoup plus ludique que son confrère Charles Perrault, Madame d'Aulnoy n'était pas très intéressée par la morale des contes mais plutôt par leur caractère divertissant. Se dégage ainsi de ses récits un humour aimant se jouer des conventions propres aux contes, un peu à la manière des films de Demy.



Une certaine critique de la société



Pour en revenir à l'intrigue de Peau d'Âne, l’épouse du Roi bleu étant donc mourante, elle fait jurer à celui-ci, juste avant de passer à trépas, de ne pas se remarier à moins que cela ne soit avec une femme aussi belle qu’elle. Après moult recherches, le Roi Bleu découvre que la seule fille qui réponde à ce critère est la sienne et il décide donc de l'épouser sur le champ.


On ne reviendra pas sur le caractère éminemment freudien de la situation, mais plutôt sur son aspect historique voire politique. À cette époque, les conteurs avaient pour habitude de faire preuve d’irrévérence envers le pouvoir en place et la société dans son ensemble. Ils s’amusèrent ainsi dans leurs écrits à illustrer, entres autres et avec un certain cynisme, la condition des femmes au XVIIème siècle et notamment la question des mariages arrangés dans lesquels les jeunes filles étaient obligées d'épouser un homme choisi non par elles mais par leurs parents. En effet, les unions d’amour au XVIIème siècle n’étaient pas courantes, celles-ci répondant avant tout à des considérations sociales et économiques. C'est exactement ce que Perrault dénonce dans Peau d'Âne.


Madame d’Aulnoy n’hésite pas non plus à critiquer ouvertement cet état de fait dans son conte La Belle aux cheveux d'Or, où un jeune roi décide d’épouser la princesse du royaume voisin. Ce mariage forcé n’a toutefois pas lieu, la princesse refusant de se marier avec quelqu’un qu’elle ne connaît pas. Ce passage est ainsi décrit dans le conte, lorsque l'ambassadeur du jeune roi vient prévenir la princesse qu'elle doit se marier : « [...] l'ambassadeur arrivé chez la Belle aux Cheveux d'or lui fit son petit message ; mais soit qu'elle ne fût pas ce jour-là de bonne humeur, ou que le compliment ne lui semblât pas à son gré, elle répondit à l'ambassadeur qu'elle remerciait le roi, et qu'elle n'avait point envie de se marier. »


On le voit, les contes constituèrent pour leurs auteurs une sorte d’émancipation, un monde où ils pouvaient se moquer du système en place et le renverser à leur guise. Plus qu’une simple histoire, le conte pouvait parfois prendre des allures de pamphlet politique.


Demy s’inscrit dans cette même vague de rébellion mais, bien évidemment, en la re-contextualisant avec des problématiques de son époque, c'est-à-dire le début les années 70. S’inscrivant dans la mouvance de mai 68 et de la contre-culture américaine, Demy parvient, grâce au personnage de Peau d’Âne qui va refuser de se marier avec son père, à illustrer la défiance de la jeunesse envers leurs parents mais aussi et surtout la défiance des jeunes envers le système politique au pouvoir, faisant ainsi écho aux manifestations de mai 68.


Dans la scène suivante, on voit donc la princesse qui, bien décidée à ne pas épouser son père, fuit le château familial pour aller rendre visite à sa marraine la fée des lilas dans les bois, ces contrées ténébreuses illustrant le portail entre le monde réel et le monde merveilleux.


Campée par Delphine Seyrig, la fée des lilas est sans aucun doute le personnage le plus ambigu et le plus détonnant du film, en grande partie car il s’écarte de celui illustré dans le conte de Perrault. Ainsi, si Perrault nous décrivait la fée comme une créature avenante et sincèrement préoccupée par le sort de la princesse, la fée des lilas de Demy se révèle être tout le contraire de par son comportement trouble. En effet, comme il sera montré plus tard dans le film, la fée aide la princesse à empêcher le mariage avec son père uniquement parce qu’elle veut elle-même épouser celui-ci.


Loin donc de l'image de bonté associée aux bonnes fées, la marraine de Peau d'Âne se rapproche en fait des fées présentes dans les contes de d'Aulnoy qui, pour reprendre les mots de Constance Cagnat-Deboeuf, sont avant tout des êtres partageant « une humeur capricieuse. Susceptibles au dernier degré, versatiles, sans état d'âme, les fées, bonnes ou méchantes, incarnent un pouvoir arbitraire aux décision irraisonnées ».


La fée des lilas entre donc parfaitement dans cette longue lignée de fées, elle qui n'hésitera pas, par jalousie et afin d'avoir le roi pour elle, à ordonner à la princesse de tuer un âne, source de pouvoir du roi, de se vêtir de sa peau et de s'enfuir du royaume. La fée se présente donc avant tout comme une enchanteresse, incarnation d'un pouvoir féminin absolu. Cela est d'ailleurs parfaitement résumé par une parole du film prononcée par le prince de Chambord : « Les Fées sont nos forces obscures. Elle nous poussent à agir bien ou mal... ».



La fée française



Pour continuer l'étude sur les fées, il est important de souligner à quel point la fée des lilas, que ce soit celle du conte de Perrault ou du film de Demy, est à l'image de ce qu'est le merveilleux dans les contes français.


En effet, l'aide qu'elle prodigue à la princesse pour empêcher le mariage avec son père n'a rien de magique. Elle lui conseille tout d'abord de réclamer à celui-ci une série de robes dans l'espoir qu'il ne soit pas capable de les confectionner et d'ainsi, annuler les noces. Face à l'échec répété de cette tactique, la fée des lilas change de stratégie et dit à la princesse de s'enfuir du château en se recouvrant de la peau d'âne de son père pour ne pas être reconnue.


On peut se demander pourquoi la fée invente des plans avec tant de complications alors qu'un petit coup de baguette magique aurait pu faire disparaître Peau d'Âne loin du château, ce qui conviendrait parfaitement avec le caractère merveilleux du conte de fées. L'explication réside dans les contes de Perrault qui contiennent en fait assez peu de féerie. En effet, il y a très peu d'actes purement magiques qui sont effectués dans les histoires de Perrault et si il y en a, ils y reçoivent une explication logique et rationnelle. Ainsi dans Cendrillon, la marraine la bonne fée transforme une citrouille en carrosse car cet aliment a une forme qui, de base, fait penser à ce moyen de locomotion. Le hasard et la surprise sont donc absents des contes de Perrault vu que celui-ci justifie tous les événements et recourt le moins possible à la magie.


D'ailleurs, Jacques Demy rajoute des éléments qui vont dans cette approche du merveilleux à la française. Dans son film, la fée des lilas a moins de pouvoir car elle vieillit et plus tard, Peau d'Âne réalise un cake d'amour magique en suivant scrupuleusement une recette de cuisine, diminuant ainsi la part de merveilleux. Tout devient rationnel.


L'auteur Bonnefon résume très bien cela lorsqu'il parle des contes de Perrault : « La féerie n'y tient, quoi qu'en dise le titre, qu'une place assez discrète, car si les aventures sont incroyables, elles sont si bien préparées, expliquées si naturellement, justifiées par des remarques si logiques que non seulement elles ne choquent pas, mais encore elles deviennent presque vraisemblables par la réalité de ce qui les entoure et l'artifice du conteur met en relief les petites choses pour ne point s'attacher sur les incidents trop extraordinaires. »


Ce besoin d'un réel bordé d'explications peut s'expliquer en miroir de l'époque à laquelle sont rédigés ces écrits : en pleine période de rationalisme, siècle des Lumières où la raison doit s'imposer sur toute autre chose. Finalement, Perrault ne fait que vivre avec son temps et applique ce rationalisme forcené, le faisant déborder sur le merveilleux. Cyrille François, auteur de Les voix des Contes, l'explique très bien : « conçus comme des divertissements mondains, les Histoires ou contes du temps passé, s'inscrivent dans une tradition littéraire symbolique et allégorique, à l'instar de la fable, à une époque empreinte de rationalisme. Les destinataires du livre, habitués à la polysémie des textes et encouragés par l'épître dédicatoire à chercher des sens cachés, sont sensibles à l'ironie et à l'humour « enjoué » avec lesquels Perrault traite le merveilleux en expliquant et en rationalisant les actions féériques. Les contes prennent place dans un monde réaliste dans lequel surgissent parfois des éléments qui n'obéissent pas aux lois de la nature et qu'il faut expliquer ».


On remarquera d'ailleurs que Demy a la même conception du conte de fées, lui qui voulait que son Peau d'Âne fasse absolument réaliste même dans les scènes à caractère merveilleux. C'est d'ailleurs dans cet état d'esprit qu'il a utilisé des décors naturels et non de studio, afin d'accentuer la réalité du conte.



La chanson chez Demy



Pour conclure avec la scène de la fée, il est à noter que celle-ci permet d’insérer l’une des premières chansons du film, élément tenant à cœur à Demy, lui qui est un passionné de comédies musicales américaines et qui a toujours aimé insérer des extraits musicaux dans ses oeuvres, à commencer par son premier film Lola.


Les chansons de Demy, composées par Michel Legrand, sont l'occasion pour lui de montrer tout son amour pour la langue française. Jean-Pierre Berthomé le mentionne dans son livre en évoquant toute la richesse des dialogues et des chansons de Demy avec leurs phrases empreintes de double sens, de jeux d'allitération, de mots décomposés, et surtout de jeux de mots et de rimes. On peut le voir justement dans cette chanson de la fée des lilas, où Demy aborde le mythe d'Oedipe avec une approche humoristique et des rimes à foison :


« La situation mérite attention.


Mon enfant


On n'épouse jamais ses parents


Vous aimez votre père, je comprends


Quelles que soient vos raisons


Quels que soient pour lui vos sentiments


Mon enfant


On n'épouse pas plus sa maman


On dit que traditionnellement


Des questions de culture et de législature


Décidèrent en leur temps


Qu'on ne mariait pas les filles avec leur papa


Un prince, une bergère peuvent bien s'accorder quelquefois


Mais une fille et son père c'est ma foi


Un échec assuré, une progéniture altérée »


Cet amour de la langue et surtout, d'en détricoter tous les mots, se rapproche encore une fois du style de d'Aulnoy, elle qui aimait aussi insérer des jeux de mots dans ses textes ainsi que des vers et des chansons. On peut le voir par exemple dans le conte L'oiseau Bleu où l'Enchanteur déclame :


« Accablé d'un cruel malheur,


En vain l'on parle, et l'on raisonne,


On n'écoute que sa douleur,


Et point les conseils qu'on nous donne.


Il faut laisser faire le temps,


Chaque chose a son point de vue ;


Et quand l'heure n'est pas venue,


On se tourmente vainement. »


Il y aussi dans le conte La Princesse Printanière un petit rossignol qui aime chanter :


« L'Amour est un méchant ; jamais le petit traître


Ne nous fait de faveurs qu'il ne les fasse en maître,


Et que sous les appâts de ses fausses douceurs


Ses traits envenimés n'empoissonnent les coeurs. »


Demy et d'Aulnoy emploient donc le même langage et surtout, ils portent un amour immodéré pour la langue française et toutes les possibilités qu'elle offre.



Fuite éperdue



La suite du film va permettre d'aborder plus en profondeur les thèmes déjà explorés jusqu'ici. C'est ainsi qu'après avoir fait tuer l'âne de son père et s'être recouverte de sa peau, la princesse n’a plus d’autre choix que de s’enfuir du château pour se réfugier dans un petit village du royaume voisin. Cette série de scènes va être l’occasion pour Demy de verser un déluge de références, à commencer par la fuite de la princesse qui est filmée au ralenti renvoyant ainsi à la scène de La Belle et la Bête de Jean Cocteau où Josette Day court dans le château. Lorsque Peau d’Âne arrive dans le village, elle est accueillie par une vielle femme menaçante qui crache des crapauds de sa bouche. En voyant cette scène, l’amateur de Charles Perrault pensera immédiatement au conte Les Fées où une bonne fée punit une méchante fille en lui faisant également sortir des crapauds de sa bouche.


La vieille dame accepte d’employer Peau d’Âne comme souillon et l’héberge dans une petite maison perdue à l'orée d'une chaumière dans les bois qui fait immédiatement penser à la demeure des sept nains dans Blanche-Neige de Disney. Peau d’Âne doit donc vivre dans une condition misérable, condamnée aux tâches les plus ingrates du village. Un jour, le prince du royaume passe dans les environs  et tombe par hasard sur la chaumière de Peau d’Âne. Il aperçoit celle-ci par la fenêtre et, subjugué par sa beauté, retourne à son château de Chambord ne pensant plus qu’à elle.


Les fêtes et les fastes donnés par ses parents ne suffisant pas à amuser le prince, celui-ci demande alors à ce qu’on lui apporte un gâteau confectionné par Peau d’Âne. Une délégation va donc jusqu’à la cabane de celle-ci pour lui en demander un. Dans une atmosphère encore une fois proche de Blanche-Neige et les sept nains, Peau d’Âne se met à confectionner un cake d’amour en chantant la recette :


« Préparez votre, préparez votre pâte,


Dans une jatte, dans une jatte plate,


Et sans plus de discours, allumez votre four... »


L'air féerique de la mélodie qui n'est finalement utilisé que pour expliquer une recette de cuisine s'inscrit une nouvelle fois dans ce rationalisme à la Perrault mais aussi dans cette démarche qu'a toujours eu Demy dans ses films : celle de faire côtoyer la vie du quotidien avec le merveilleux.
Une fois que le cake a été ramené au prince et qu'il a trouvé l'anneau d'or que Peau d'Âne a glissé dedans, il rejoint celle-ci dans un songe avec une chanson aux paroles et aux tonalité peace and love qui renvoie à la jeunesse hippie américaine, preuve encore une fois de la volonté de Demy de s’inscrire dans cette mouvance de la contre-culture, lui qui a vécu aux Etats-Unis durant la fin des années 60. À ce propos, on remarquera d’ailleurs que le château de Chambord est décoré dans une ambiance proche du psychédélisme avec des couleurs flashy et du mobilier aux dessins en forme de cœur.


Follement amoureux, le prince décide d’organiser un concours afin de retrouver la jeune femme qui pourra entrer son doigt dans l’anneau. Après que toutes les filles du royaume aient essayé de passer la bague au doigt sans succès, c’est Peau d’Âne qui réussit l'épreuve. Le prince comprend alors qu’elle est son grand amour et l’épouse. Lors de la grande cérémonie de mariage, c’est l’occasion de voir le Roi Bleu débarquer en hélicoptère au bras de la fée des lilas pour assister à l’union de sa fille avec le prince. C’est aussi l’occasion pour Demy, après avoir puisé dans l’imagerie américaine de Walt Disney et de la contre-culture, de rendre un dernier hommage vibrant à Gustave Doré en recréant l’illustration que ce dernier avait faite du mariage de Peau d’Âne avec les rois et les animaux du monde entier arrivant au château.


Le film se clôt alors avec cette citation, différente du conte original, rappelant encore une fois que le conte de fées est avant toute chose une histoire qui se transmet oralement de génération en génération : « Le conte de Peau d'Âne est peut-être difficile à croire mais tant qu'on aura des enfants, des mères et des mères-grands, on en gardera la mémoire ».


Le livre peut donc se refermer, lui qui a réussi à nous faire revivre durant plus d'une heure la beauté et l’irrévérence des contes de Madame d’Aulnoy et de Charles Perrault.

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le 30 oct. 2020

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