Perfect Days
7.4
Perfect Days

Film de Wim Wenders (2023)

« Lui, je ne lui donnerai même pas mes chiottes à nettoyer », ai-je parfois entendu dire pour parler de la grande incompétence d’une personne. Cette phrase, nul doute qu’on ne se risquerait pas à l’appliquer à Hirayama, le personnage principal du film de Perfect Days. Dès l’ouverture, on comprend à qui on a affaire. Chaque geste, chaque déplacement n’a en effet qu’un seul but : l’efficacité pratique. Que ce soit pour plier son futon, se brosser les dents, arroser ses plantes, prendre une canette de café à un distributeur ou donc nettoyer les toilettes publiques (son métier), Hirayama ne perd pas de temps, va à l’essentiel avec un sens du professionnalisme tout japonais. Ajoutons à cela qu’il ne se perd pas en vaines paroles, un peu semblable en cela au protagoniste du mange de Jirô Taniguchi, L’Homme qui marche.

Mais a-t-il pour autant tout du vieux sage, comme j’ai pu le lire dans quelques critiques (je passe ici sur les sottes critiques qui se bornent à faire de Wenders le poète des toilettes japonaises) ? Rien n’est moins sûr. Pourtant, une fois son travail quotidien achevé, il semble profiter de la vie en appréciant le moindre instant : une baignade aux bains publics, un déjeuner dans un petit resto populaire, une pause dans un parc durant laquelle il prend en photo le feuillage d’un arbre, et surtout des déplacements en vélo. En fait, Hirayama, ce n’est pas l’homme qui marche mais l’homme qui pédale au milieu de Tokyo, veillé par la silhouette du Tokyo Skytree qui surplombe son quartier. À cela s’ajoutent deux autres plaisirs : écouter ses vieilles cassettes audio quand il conduit et lire des romans avant de dormir. Apparemment, Hirayama a une certaine culture et on se demande bien ce qu’un homme comme lui fait à récurer des toilettes jour après jour. Un sage, assurément, qui n’est pas sans évoquer le Travis Henderson de Paris, Texas, autre grand personnage mutique de Wenders et affichant en toutes circonstances une rassurante tranquillité.

Sauf que le spectateur ne tarde pas à suspecter un rien d’artificieux dans cet emploi du temps soigneusement étalé et répété comme si, finalement, le but d’Hirayama était de remplir son quotidien d’actions (tant professionnelles que privées) pour ne pas avoir à penser. À quoi ? à la vacuité, au non-sens de sa vie alors que cette dernière s’approche dangereusement de la vieillesse. Significativement, c’est au moment où son esprit n’a plus d’emprise sur cette question, c’est-à-dire quand il dort, que surgissent des rêves qui lui font avoir des visions sur une chose ou une personne qu’il a rencontrée durant la journée.

Ainsi les femmes.

On ne sait rien de ce qu’a été sa vie privée autrefois. Cet homme est-il veuf, séparé, ou un indécrottable célibataire ? À la manière timide, fuyante, qu’il a de regarder les femmes, on penche pour la dernière hypothèse. Ainsi la jeune Aya, la petite amie de son jeune collègue de travail, qui écoute dans sa voiture avec intérêt sa cassette de Patti Smith. Ah ! S’il avait trente ans de moins, ne serait-elle pas une petite amie idéale ? De même l’office lady qu’il rencontre plusieurs fois dans son parc, assise sur un banc, et qui le regarde étrangement. Ne serait-elle pas intéressée par lui ? Oui… enfin peut-être… ou plutôt non, ça doit être autre chose. Et finalement Hirayama s’en va sans avoir tenté quoi que ce soit. Enfin, il y a la mama d’un petit bar qui, très clairement, semble en pincer pour lui. Alors que deux clients lui demandent de chanter pour égayer la soirée, quelle chanson choisit-elle ? une chanson japonaise sur l’air de The House of the Rising Sun qu’Hirayama a écouté au début du film dans sa voiture, dans la version d’Eric Burdon. Manifestement, il y a accointance culturelle. Mais Hirayama n’entreprendra rien. Hirayama c’est un peu un Travis inversé. Ce dernier aussi cherchait sa femme dans Paris, Texas, mais à la fin, il finissait par la trouver (ou plutôt la retrouver). Hirayama, lui, a dû passer sa vie à la chercher et à la laisser s’échapper alors même qu’elle lui tombait dans les bras.

Et finalement, au-delà de cette organisation millimétrée de son quotidien, on sent que la solitude s’insinue et finit par lui peser. Car c’est là qu’intervient l’autre grand thème du film : après la maîtrise du temps, c’est son délitement, la conscience du gouffre qu’il a creusé année après année. Alors qu’il fait tout pour le maîtriser, pour ne pas penser à son imparable déroulement qui le rapproche de la mort, il fait d’autres rencontres qui finissent par fissurer sa prestance de pseudo vieux sage.

Ainsi ce vieux SDF qui a définitivement perdu la boule. Hé ! Que deviendra Hirayama quand, devenu vieux, incapable de faire son travail, il aura ses factures à payer ? Sera-t-il si différent ?

Ainsi ces photos de son quotidien, des arbres en particulier (répondant à la version plus moderne du Tokyo Skytree), qu’il trie méticuleusement avant de les empiler absurdement dans des caisses en carton datées par année. À un moment, on saisit que lui-même finit par ne plus être dupe de cette activité qui n’a d’autre but que de se dire : « je suis heureux, je ne m’ennuie pas, mes journées sont tellement perfect days ! »

Ainsi les retrouvailles avec Niko, sa nièce lycéenne et Keiko, mère de cette dernière et propre sœur d’Hirayama. On comprend que cela fait longtemps qu’ils ne se sont plus parlé et que Keiko, vivant manifestement dans l’opulence à en croire la grosse berline qu’elle utilise pour chercher Niko (elle a fugué pour se réfugier chez son oncle), a probablement honte que son frère soit tombé au point de n’être qu’un agent d’entretien de toilettes publiques. Les deux seront bouleversés par leurs retrouvailles, Hirayama surtout qui, le temps de quelques jours, aura découvert le plaisir de partager un quotidien avec une jeune fille dont il aurait pu être le père… s’il avait choisi une autre voie que la sienne. Le fait qu’elle se prénomme Niko est d’ailleurs tout un symbole. Friand de vieilles gloires du rock 70’s, amateur de Lou Reed et du Velvet Underground, quel meilleur prénom aurait-il pu offrir à sa fille ?

Ainsi, enfin, cette discussion avec l’ex-mari cancéreux de la mama du bar, ex-mari qui lui révèle sa maladie. On ne révélera pas le détail de certaines répliques, ce que fait Hirayama et encore moins la nature de la scène finale. Disons juste que Wenders joue parfaitement de l’ambiguïté sur ce que réserve le spectacle de ce soleil levant éclairant l’incroyable visage de Kôji Yakusho qui n’aura pas volé son prix d’interprétation à Cannes en jouant ce lointain cousin du personnage de Harry Dean Stanton.

Perfect Days est un grand film sur le temps et, dans un registre plus propre à la temporalité japonaise, sur la résistance de l’ère Showa sur les ères Heisei et Reiwa. Lors d’une scène, Hirayama tombe devant de grandes bâches bleues recouvrant l’espace occupée par une maison qui a été détruite. Un vieillard, qui observe lui aussi, lui demande s’il se souvient de ce qui se trouvait auparavant sur cet emplacement. Lui, en tout cas, a complètement oublié. Et au milieu de cet environnement qui n’en finit pas de se moderniser (incroyables toilettes publiques, présence tutélaire à la fois belle et un rien inquiétante du Tokyo Skytree), Hirayama s’accroche à ses petites habitudes passéistes pour oublier, ou du moins essayer d’oublier, le changement d’ères, le temps qui passe. Détail intéressant : le personnage de la mama est joué par Sayuri Ishikawa, une ancienne chanteuse d’enka et de jpop ayant connu le succès dans années 70 et 80. Chanson japonaise vintage (à un moment, Hirayama écoute dans sa voiture une mélancolique chanson de Sachiko Kanenobu), bar typique de l’ère Showa qui ne dépareillerait pas dans la Golden Gai de Shinjuku, cet écrin et cette version showaesque de Nastassja Kinski auraient tout pour rendre heureux Hirayama. Mais le sera-t-il ? Le souhaite-t-il ? Et, surtout, ces « perfect days » sont-ils liés au présent, à un lointain passé que l’on ne connaît pas ou à un avenir lumineux ? Ce sera au spectateur de le décider à la fin.

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le 24 mars 2024

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