Pendant longtemps elle nous a chanté les louanges d'un monde meilleur, ouaté, idyllique, élégant et raffiné. Une image d'un bonheur enfin accessible, le temps d'un passage dans l'antre des salles obscures. Seulement les temps ont changé et c'est désormais dans un univers plus réaliste que la comédie musicale fait son petit effet. Les dorures s'effacent au profit de l'ordinaire, le luxe revient à 7 cents et demie, strass et paillettes sont remplacés par des tenues d'usine et d'improbables pyjamas, quant aux rêves, ils ne sont plus que des histoires à dormir debout ! Stanley Donen s'empare d'un succès de Broadway et lui insuffle la fougue et l'inventivité qui ont fait la force de ses récents succès. Avec The Pajama Game, il cause d'un monde certes semblable au nôtre, mais dans lequel le badin recèle des trésors de fantaisie et le conflit social révèle avant tout celui du cœur.


Ainsi, la belle originalité du film est d'ancrer son propos dans une réalité sociale rarement évoquée dans les productions hollywoodiennes de l'époque, surtout par un genre comme la comédie musicale. On plonge tête-bêche, dès les premiers instants, dans l'univers désillusionné d'une usine de pyjama où le quotidien est rythmé par les cadences infernales et la productivité. Fidèle à sa réputation d'orfèvre, Donen ne néglige aucun détail et compose un tableau au réalisme saisissant, évoquant aussi bien les conditions de travail du monde ouvrier, l'organisation syndicale, les revendications salariales, les grèves avec le sabotage des machines, ou encore les menaces de licenciement et du chômage. Si le devant de la scène est occupé par l'histoire d'amour entre une syndicaliste et un patron, c'est bien cet univers réaliste qui donne au film tout son cachet, tant sur le plan visuel que musical.


Recherchant continuellement l'innovation, Donen la trouve en exploitant tout le potentiel de ce cadre unique. Le milieu de l'usine, ses machines et toutes ses mains affairées à la confection des pyjamas, permettent d'élaborer des séquences non vues, inédites, au sein desquelles la grisaille ordinaire ne sert qu'à mettre en relief le pouvoir du fantasque. Les couleurs vives, des morceaux de tissu ou des vêtements, s'échappent ostensiblement et illuminent un environnement terne et anodin. Les personnages croisés, jeunes et vieux, minces et enrobés, aux trognes ordinaires, viennent parachever l'étonnante singularité du film ! On est loin, très loin même, du glamour des comédies musicales d'antan, The Pajama Game n'aura de cesse de s'accrocher à un quotidien sans fard afin de lui soutirer son ardeur ou sa frénésie, et surtout de débusquer son insolente joie de vivre, lorsqu'elle s'y trouve.


Vivant ! C'est ainsi que l'on peut définir le spectacle proposé par Stanley Donen et Bob Fosse. L'imagerie fruste et l'intrigue sociale servent à façonner des numéros hauts en couleur, fougueux et exaltant. Le recours aux objets ordinaires permet le dynamise (un dictaphone donne un second souffle à la chanson en duo, la cadence de travail fait emballer le tempo) ou exalte les émotions (le reflet d'un miroir, l'éclairage d'un feu clignotant, la clarté délicate d'une allumette, et c'est la mélancolie qui s'installe). Privilégiant la débauche d'énergie à la finesse ou à la délicatesse, notre tandem confectionne des passages musicaux dont l'exubérance rappelle celle de Seven Brides for Seven Brothers. C'est suffisamment fou, fantaisiste et bon enfant, pour nous faire oublier un scénario famélique et quelques lourdeurs.


Si elles sont humbles, les ambitions de The Pajama Game n'en demeurent pas moins honorables : on ne cherche pas à égaler les grandes comédies musicales, mais simplement à réinventer le spectacle populaire. Et là-dessus, le film y parvient grandement. Les vues frontales donnent une dimension gentiment théâtrale ; les prestations vocales un peu poussées de Doris Day renforcent la fraîcheur des séquences ; la frénésie de la mise en scène, comme celle du fameux pique-nique, déborde d'une énergie des plus vivifiantes. Tendrement délirant, foncièrement sympathique, le réel vu par Donen n'a rien d'anxiogène, au contraire il donne matière à rêver.


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le 12 août 2023

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Procol Harum

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