Portrait de la Jeune fille en feu repose sur la peur du figement par la peinture et les convenances sociales, une peur de se laisser saisir dans un cadre artistique qui emprisonnerait, aussitôt captée, la beauté de la femme qui s’en voit dépossédée tel un trésor et réduite au statut de reflet enlaidi avec le temps. Figer réifie en immortalisant et en uniformisant. Les traits sont brossés avec fidélité, mais témoignent d’une école. Le portrait en vaut bien d’autres, il s’annule exposé dans une galerie aux murs remplis de toiles similaires. Seule vaut la fuite ou, à défaut, seul vaut le code. Ce nombre 28 indiquant la page et le croquis qui s’y trouve. Le nu interdit, ou le corps féminin couché sans a priori par le regard d’une femme. La femme telle qu’elle est, et que l’art académique censure au profit de robes étouffantes et de postures réglementaires.


Le film porte donc une révolution sexuelle non pas empêchée – elle a bien lieu – mais enfouie, cachée, laissée à l’appréciation de celles qui sauront regarder là où le regard habituellement ne se risque pas. Portrait de la Jeune fille en feu nous apprend à faire attention aux détails, à scruter le visage ou les gestes du modèle capté dans le mouvement en avant qui l’anime. La photographie du long métrage, signée Claire Mathon, compose ainsi de magnifiques petits tableaux auxquels la caméra insuffle une dynamique particulière. Et le spectateur, dans tout cela, est emporté par ce ravissement des sens, il se délecte d’une telle virtuosité esthétique subordonnée à un propos éminemment politique.


Car l’enjeu principal ici est que le portrait ne doit être achevé. Condition sine qua non du mouvement des corps et des cœurs. Le visage est effacé violemment de la toile, moteur d’une intimité prolongée encore et encore, de la même manière que Les Mille et une Nuits perpétuaient la fiction afin de repousser l’échéance fatale censée voir triompher l’homme sur la femme. Le temps de l’art est ainsi redoublé par la naissance d’une passion amoureuse, le regard de l’artiste sur son sujet est dérobé par le sujet et devient l’émanation symbolique d’une flamme tout autant que d’une barrière : les deux femmes ne résolvent que lors de brefs instants la déchirure professionnelle et hiérarchique qui les oppose et qui détermine leur séparation. L’une est libre et vit de son art ; l’autre est soumise aux dures lois de sa classe. Entre elles deux, une servante qui tombe enceinte et représente la maternité qui fait horreur parce qu’elle ne résulte pas d’un choix ou d’un désir, mais bien d’une fatalité.


C’est aussi l’occasion pour Céline Sciamma de se raccorder à la souffrance endurée par les femmes : l’avortement manifeste physiquement le déchirement intérieur que subissent Marianne et Héloïse, cette vie arrachée. Le film prend aussitôt l’aspect d’une initiation dont la finalité consiste à questionner les modalités de représentation et de considération de la femme : il n’hésite pas, pour cela, à lorgner du côté du fantastique, multipliant les apparitions spectrales d’Héloïse ou investissant la passion homosexuelle comme une possession – en témoignent les yeux noirs – que l’on exprime par la danse autour du feu profane. Il s’agit d’élaborer peu à peu un langage qui ne passe pas par le verbe, une communication qui se fait communion dans l’art et le sensible : la peinture, la volupté, la musique semblent être le secret langage du cœur, du moins en constituent-elles des expressions successives et permettent-elles la constitution d’un commun à distance.


Avec son Portrait de la Jeune fille en feu, Céline Sciamma remonte au XVIIIe siècle pour mieux interroger les images que les sociétés d’hier et d’aujourd’hui construisent, telles des prisons, autour des femmes ; elle compose une œuvre à la picturalité forte pour mieux faire l’éloge du mouvement et de la fuite – ce n’est pas que de la peinture, c’est avant tout du cinéma –, encore idéaux dans un monde patriarcal mais qui sont des actes de foi en la libération de la femme dans notre société contemporaine. Un chef-d’œuvre incandescent.

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le 16 mars 2020

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