Si l'endroit lui paraît familier, ce n'est pas un hasard. En 1947, déjà, Jacques Tourneur avait exploré le film noir afin d'en extraire sa sève intime, son charme vénéneux, son ambiance pesante et poisseuse. Plus qu'un banal polar, Out of the past est devenu une référence en se réappropriant admirablement tous les archétypes habituels afin d'élaborer un univers obsédant, au sein duquel l'impression de cauchemar éveillé prédomine à chaque scène. Seulement à Hollywood, plus qu'ailleurs, les modes se défont rapidement et l'aura du film noir décline fortement au cours des années cinquante. Comprenant bien qu'il ne peut reproduire ce qu'il a fait la décennie précédente, Tourneur fait le pari d'une révolution douce, détournant les codes de manière souterraine, jouant habilement avec les poncifs, afin de réinventer le plaisir de se trouver devant une petite péloche sombre et tortueuse.

C'est par le visuel employé que l'évolution est la plus notable et que le charme s'opère. Fini les ambiances urbaines, lugubres et pesantes, qui drainent leur cortège de personnages hauts en couleur et de gueules pas possibles. Tourneur prend le parti d'un film noir moins exalté, moins cauchemardesque, plus crédible mais pas moins troublant. La photographie expressionniste, signature visuelle du genre, est abandonnée au profit d'une image plus crue, plus réaliste. Si la démarche a de quoi nous déstabiliser au préalable, nous donnant la désagréable impression d'un manque de relief, elle finit par porter ses fruits sur le long terme en permettant au cinéaste de créer un univers fait de contraste, au sein duquel les tourments des personnages et les inquiétudes du spectateur se logeront entre ombre et lumière : c'est l'obscurité prégnante qui exalte la peur d'un homme traqué et joue sur nos nerfs dès les premiers instants, c'est la lumière froide et artificielle d'un bar enfumé qui révèle les solitudes et brouille nos représentations des lieux de perdition, c'est la clarté neigeuse des paysages du Wyoming qui libère les tensions...

Évidemment, Nightfall n'a pas la consistance ni l'aura des grands films du genre, mais c'est bien ce souci de réalisme, cette coloration sèche et sans fard, qui créent une ambiance de désillusion persistante, propice à l'émergence du mal-être et des inquiétudes. Tourneur y parvient en jouant une nouvelle fois sur les contrastes et en détournant les habituels poncifs. La ville en devient l'exemple le plus probant : l'obscurité, qui met l'individu à l'abri des regards indiscrets, devient un refuge recherché, tandis que la lumière est source d'angoisse : la peur d'être reconnu surgit violemment au détour d'une rue, d'un réverbère ou d'un néon.

Comme il a pu le faire avec ses films fantastiques (La Feline, Vaudou), Tourneur se sert du pouvoir de l'évocation afin d'exalter l'angoisse : les détails anxiogènes sont utilisés avec une habileté digne d'un Hitchcock (les sièges vides lors du défilé), la profondeur de champ et les angles de vue viennent renforcer l'idée d'une menace latente, les flashbacks servent le récit avec force en nous révélant progressivement les zones d'ombre du récit. Ces derniers sont d'autant plus efficaces qu'on ne peut se fier aux apparences pour tenter de déceler un soupçon de vérité. Loin des figures archétypales de Out of the past, les personnages sont ambigus : malgré son apparence de gros dur, Vanning est un être fragile, quant à Marie Gardner, elle se montrera bien plus complexe qu'une simple femme fatale. Les acteurs (Aldo Ray, Anne Bancroft) parviennent à joliment incarner ce sentiment d'ambivalence à l'écran, on pourra juste regretter que la caractérisation des malfrats ne soit pas du même ordre.

En cherchant à influencer de son style un genre aussi codifié, Tourneur parvient à créer un film noir qui délaisse les arômes forts afin de se doter d'une finesse des plus appréciables : émotions, tensions et sentiment de fascination n'occuperont pas le devant de la scène, se propageant lentement en arrière-plan, entre ombre et lumière. Plutôt que les sensations fortes, c'est l'imaginaire du spectateur qui est sollicité à travers une narration habile et une mise en scène qui privilégie l'évocation, faisant briller les différentes nuances de l'équivoque avant de délivrer sa vérité, simple et efficace, à la lumière du jour.

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le 5 mars 2024

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