J'avais choisi ce film pour ma compagne qui est instit', pensant que ça l'intéresserait. Et c'est toujours bien d'avoir l'avis de quelqu'un du métier quand on a affaire à la description d'un milieu professionnel. De ce point de vue, aux dires de l'intéressée, la performance est honorable - au prix de quelques grosses réserves tout de même, que nous aborderons.

Au niveau cinéma, c'est une autre histoire. Dès les cinq premières minutes, j'ai senti de quoi il retournait. Voilà un film qui est une illustration quasi caricaturale de la médiocrité cinématographique. Argumentons, sur le fond comme sur la forme.

Ce qui est dit

Pour commencer, le film médiocre assigne un rôle à chaque scène, donnant l'impression d'un exposé didactique. Ici, la scène de la cantine, celle qui m'a d'emblée rebuté, nous dit que les instits sont mal payés et qu'ils sont obligés d'employer la novlangue de l'Education Nationale : "production écrite" au lieu de "rédaction", "compétence" au lieu de "connaissance" (un vocabulaire tout droit sorti du monde de l'entreprise). La scène suivante montre que dans une classe les gamins sont agités. Une stagiaire fraîchement sortie de l'ESPE avoue son désarroi face à une classe : il s'agit de montrer que l'organisme ne prépare pas à affronter le métier concrètement. Il faut ensuite gérer un gamin délaissé par ses parents, puis assister à une réunion pédagogique autour d'une gamine autiste, pour montrer que la journée ne s'arrête pas à 16h30. Affronter les parents agressifs de cette gamine pour illustrer la difficulté côté parents. Etc. Il s'agit de dresser un portrait de l'école d'aujourd'hui, et Hélène Angel le fait de la façon la moins intéressante qui soit, par un catalogue de scènes illustratives.

Ce portrait est-il juste ? Consultons la professionnelle à mes côtés. Ce qui la frappe en premier lieu, c'est que... tous les gamins ne parlent pas en même temps dans le film ! Sans que ce soit le calme absolu (on voit bien, tout de même, que les élèves sont dissipés), ils sont un peu trop disciplinés : dans la "vraie école", lors des temps d'échanges, il y a un brouhaha permanent !

Ensuite, le plus gros : la gamine qui ne sait pas déchiffrer le son "en" et qui, deux mois après, lit de façon fluide comme une adulte. Voilà qui me rappelle, puisque je suis, moi, dans la musique, le film La mélodie où un gamin qui n'avait jamais touché un violon parvenait à jouer le solo de Shéhérazade à la fin de l'année. Le cinéma, quoi.

D'autres trucs qui font tiquer : l'instit' qui habite dans l'école ? Si ça existe encore c'est extrêmement rare. Des collègues si énervés qu'ils en viennent aux mains ? En plus de 20 ans de métier, elle n'a jamais assisté à ça. Et puis, on ne voit jamais Florence préparer ses cours ou corriger des copies ! Or c'est une part très, très importante du métier. Tant qu'à montrer ce qu'est l'école, dommage d'avoir éludé ça. Hélène Angel entend aussi nous dire que la méthode syllabique marche mieux que la méthode globale. Il s'agit là d'un des pires clichés sur l'apprentissage de la lecture : la méthode globale, en réalité, a été très peu utilisée, il faudrait donc arrêter avec ce débat déplacé. Je doute qu'une instit' qui utiliserait un vieux manuel pour aider une enfant en difficulté ait à le cacher en le recouvrant de papier kraft, et ait besoin d'être couverte, elle aussi, par le directeur. On frôle le ridicule là, tout de même.

Et puis encore : dans ce film, on démissionne sur un coup de ras-de-bol, sans se préoccuper de comment on va vivre, surtout en tant que mère célibataire. On ne sent pas Florence assez à bout pour prendre une telle décision. Elle refuse de se faire arrêter comme le médecin le lui propose, et quelque temps après elle est prête à démissionner ?... Il y a un truc qui colle pas. Ce n'est pas tout : quand on a donné sa démission, encore faut-il que celle-ci soit acceptée, ce qui est loin d'être automatique. Le film n'évoque pas ces difficultés, ce qui n'est pas un détail, quand on sait le nombre d'instit' qui voudraient quitter le métier, et ne le font pas.

Dans le cinéma médiocre, le scénario est prévisible. Lorsque le livreur de sushis rencontre la jeune instit', on sait qu'ils vont vivre une histoire d'amour. C'est encore mieux s'ils sont socialement très différents, une intello et un illettré. Lorsque la caméra zoome sur la lettre de démission à la fin, on sait qu'elle ne va pas la poster. Et, lorsqu'il y a un happy ending, il faut qu'il passe par la case "spectacle de fin d'année" ; ça, vraiment, je peux plus, il faut l'interdire purement et simplement.

Dans le cinéma médiocre, on pousse les effets pour émouvoir. Ainsi les réactions sont-elles disproportionnées. Flo se démène pour un élève qui n'est pas le sien (comme si elle n'avait pas assez des siens...), le recueille chez elle (!), va trouver la mère puisque l'instit', une vraie égoïste celle-là, ne veut pas s'en occuper. Elle prend sous son aile ce gamin en déshérence puisque son propre fils veut fuir le foyer pour rejoindre son père à Java. Et comme c'est quelqu'un de formidable, elle accepte de laisser partir son fils un an plutôt que deux mois (il eût pourtant été raisonnable de voir comment se passaient ces deux mois, mais vous comprenez, deux mois à l'autre bout du monde, ce n'est pas "une vraie expérience"). Pour que notre héroïne ne soit pas totalement une sainte, on va insérer des scènes où elle traite mal l'AESH qui suit Charlie. Dans le cinéma médiocre, les ficelles sont toujours apparentes.

La même Flo se jette littéralement sur notre livreur de sushis, qui, lui, néglige cette offre alors qu'on le voyait draguer assez ouvertement la jeune femme. Les deux se connaissent à peine qu'ils font un esclandre au restau chinois, comme un vieux couple...

Il faut aussi évoquer le coup du speech "très émouvant" de Flo devant l'inspecteur (elle a mis une robe pour l'inspecteur, mais elle a oublié le chignon et les lunettes), dans un silence absolu, suivi d'une performance impressionnante en calcul de tous ses élèves. Et la scène de Madame Duru fondant en larmes dans sa cuisine face à sa protégée Charlie qui semble s'en sortir. N'en jetez plus, la coupe est pleine depuis longtemps.

Sauvons tout de même trois scènes : celle de Flo avec sa stagiaire qui avoue "avoir peur" des élèves, assez juste ; et celle en CP du maître (en cravate ?) qui fait "s'embrasser les dessins" pour obtenir du vert ; enfin, l'échange entre Flo et Mme Duru, lorsque celle-ci se plaint de n'avoir pas été conviée à une réunion fixant le sort de sa petite protégée. Voilà, c'est à peu près tout.

Comment c'est dit

Comme je m'ennuyais un peu, j'ai compté la durée des plans : "1...", "1 2...", parfois "1 2 3...". Trois secondes, durée maximale des plans dans la plupart des scènes. Le cinéma médiocre est "rythmé" pour que ce soit "vivant". Il n'est pas habité, il applique des recettes, qui collent, si possible, à l'air du temps. Faut qu'ça bouge.

Le cinéma médiocre gorge les images de musique extra-diégétique. Celle-ci illustre ou souligne. S'il y a un moment censé émouvoir, aucune chance qu'il se déroule dans le silence.

Le cinéma médiocre ne se préoccupe ni de la composition de l'image ni de son cadrage, ni de son éclairage. Pas un seul beau plan que je puisse citer.

Les acteurs ?... Les adultes, ça va. J'avais aussi choisi le film pour Sara Forestier, actrice si investie qu'elle peut sublimer un film. Là, la marche était trop haute. Qu'est-elle allée faire dans cette galère ? Il paraît qu'elle voulait être instit', c'est pour ça qu'elle aurait accepté le rôle. Une tache dans son CV. Laure Calamy est superbe, elle parvient à faire exister le seul personnage un peu étrange du film. Lucie Desclozeaux, qui joue la jeune stagiaire, est très juste, Guilaine Londez, aux faux airs d'Ariane Ascaride, compose une Madame Duru convaincante, Vincent Elbaz fait le job. Côté gamin, le jeune qui joue Sacha est bien, mais le fils de Flo... ça va, tant qu'il n'a rien à dire. Et comme on lui a collé certains dialogues surréalistes ("tu sais pas vivre" à 10 ans), il n'est pas aidé.

Concluons. Pour un film nommé Primaire, le métrage d'Hélène Angel donne une furieuse impression de déjà vu. Le lot, il faut bien le dire, de beaucoup de films français qui, comme celui-ci, n'ont vraiment pas la classe. L'antithèse, ce sont les frères Dardenne qui, lorsqu'ils veulent montrer une profession (Le fils, Rosetta...), prennent le contrepied d'à peu près tout ce qu'on a dit ici. C'est ce qu'on appelle le cinéma d'auteur. Visionner un film d'Hélène Angel après avoir vu les frères Dardenne, c'est un peu comme passer de Bocuse au McDo : une expérience douloureuse.

Jduvi
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le 26 juin 2022

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