Tras el Cristal est un film rare et un de ces quelques spectacles sérieusement « dérangeants ». Torturé et limpide, il traite des rapports de force entre les acteurs du vice (passifs y compris), de la transmission du ‘Mal’ ; plus loin, de l’impérieuse nécessité de posséder et enfermer les corps, le temps, les âmes, jusqu’à la sienne propre. Le synopsis entretient des correspondances avec celui de Portier de nuit (1974), mais Tras el cristal se rapproche encore mieux de Salo en esprit. Les vampires aux accointances nazies de The Addiction (Abel Ferrara) ne sont pas loin non plus, mais davantage dans la pose et la théorie.


Dans l’Espagne franquiste. Ancien SS, Klaus a gardé de son expérience de la guerre une passion pour la torture de jeunes garçons. Après un énième crime, il tente de se donner la mort ; son échec le conduit à passer le restant de ses jours paralysé. Maintenu en vie par un « poumon d’acier », il ne voit plus les visages que de sa femme Griselda (Marisa Paredes – récurrente chez Almodovar), sa fille Rena et d’une domestique. Beaucoup de temps et aucune distraction pour souffrir sa culpabilité. Surgit alors Angelo, se proposant comme infirmier. Bien qu’il n’en ait manifestement pas les compétences, Klaus insiste pour le garder à son poste. Griselda, qui devrait être soulagée par ce renfort inespéré, y est au contraire hostile, à raison ; Angelo est en fait une ancienne victime de Klaus. Pas une qu’il ait torturée et achevée. Klaus a violé Angelo et l’a fasciné depuis. Angelo ne vient pas à son chevet pour se venger, il vient pour prendre la relève.


Cette extase qu’a connu le docteur, Angelo veut la sentir à son tour. Il va devenir le nouveau maître, le nouveau bourreau psychologiquement masochiste, détruisant l’altérité mais surtout le reflet du petit être démuni qu’il a été. À moins que sa dissociation soit telle qu’il ne se reconnaisse plus dans aucun autre. L’empathie est devenue inexistante, sauf éventuellement lorsqu’il s’agit de sentir la peur, la soumission ou la reconnaissance ; de développer une tendresse pour la fille du docteur, par exemple. Cette tendresse est légitime car son objet garanti la perpétuation. C’est la stimulation la plus noble, dont la figure est dévorée par une solitude morale aux fruits empoisonnés. Voilà où en est Antonio, garant d’un héritage interdit, agent de sa propre damnation. C’est un narcisse impitoyable dans un château où l’Humanité a déserté parce que ses lois l’ont emporté. L’endroit parfait pour trouver la paix.


Les cinquante premières minutes sont passionnantes. À partir du moment où Angelo prend le dessus et supprime sa principale entrave, un étrange flottement se ressent. C’est qu’alors les verrous sautent, l’inconfort et la sidération dominent. Angelo écume les compte-rendus de son ancien bourreau, enfile ses costumes au propre et au figuré, organise la vie à la maison et s’entoure de façon calculée. Nous sommes dans la réalité crue, la réalité qu’il faut dompter, mais nous sommes aussi en plein cauchemar ; et on déambule dans ce cauchemar avec le point de vue d’Antonio, épanoui dans cet enfer. Il implique des enfants dans ses poursuites, sa dégradation d’un homme ; Klaus est ramené aux conséquences de ses actes, alors qu’il est rongé par ses fautes et a accepté cette absence de rédemption dans laquelle il coule avec horreur et apathie. Fossilisé, il se retrouve face à cet héritier non-désiré, cette infirmière tenant sa vie entre ses mains, venant se confier à lui, partageant ses démons sans en rougir quoiqu’en se mortifiant également à l’arrivée.


Se donnant à distance, Angelo jouit d’autant plus en sentant sa haine, sa honte et son envie. Il récite à Klaus les lettres où il racontait ses méfaits, parfois avec photos à l’appui. Rejouer la scène, la raffiner, être la maître ; c’est plus fort de devenir le bourreau, au lieu de passer son temps à simplement souffrir. C’est ça la résilience, du moins celle que s’offre Angelo. Car il reste absolument aliéné. Il se perd dans cette démarche, c’est sa façon de croître et de toucher, non sa fin, mais la finalité de tout ce qu’il est, où il n’aura plus dès lors qu’à se figer et apprendre à s’éteindre, en régnant paisiblement sur son domaine. Dans ce sanctuaire baroque rempli de pervers et de victimes, où l’inversion fait guise de processus de reproduction, les sujets sont partagés entre dégoût ou terreur et affection. C’est ainsi pour la femme du nazi, pour Rena envers Angelo. Ce peuple trouve du sens à ses malheurs, des satisfactions même pour les plus malins.


Prison de cristal procède comme une hypnose violente, enlace avec des lames de rasoir, invite au premier rang. Le spectateur n’a pas à s’attarder sur les restes, il lui suffit de constater Angelo et Klaus en train d'apposer leurs signatures. Certaines scènes s’échappent vers l’abstraction, les éclairages donnent un aspect irréel, mais ce que Tras el cristal recèle n’est jamais artificiel. C’est un théâtre désespéré, premier degré, sans distance ni échappatoire. Assez bis sous certains aspects (cette liberté sauvage et saugrenue en premier lieu, mais aussi par ses quelques instants ‘à suspense’), ce n’est pas cependant un film ‘de genre’. Il se situe à la croisée de l’épouvante gothique, du thriller psychologique et du drame dépressif, poussé quelquefois par ses fantaisies graphiques vers des allures fantastiques.


Agusti Villaronga signait ici son premier long-métrage et rééditera cette combo d’excès et de génie visuels dans ses films ultérieurs (El Nino de la Luna, El Mar), aux cotes très mitigées. Tras el cristal est à peine plus gâté de ce point de vue ; il est sortie en Allemagne mais pas en France et son exploitation a été difficile. Compte tenu de ses impressionnantes qualités (‘objectives’ : technique, écriture, casting), ce tort pourrait être réparé avec le temps. En raison de ses thématiques poisseuses, c’est d’abord auprès des clients de pellicules extrêmes (par leur tristesse ou leur dimension scandaleuse) qu’il pourra obtenir la reconnaissance qu’il mérite. Prison de cristal est si effroyable et incendiaire qu’on le délaisse ou en oublie qu’il est taillé comme un chef-d’oeuvre.


https://zogarok.wordpress.com/2015/08/09/prison-de-cristal/

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le 9 août 2015

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Zogarok

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