Privilège
6.7
Privilège

Film de Peter Watkins (1967)

Penser "pommes"... et devenir "pommes"

Dernier film créé en territoire britannique pour le cinéaste Peter Watkins avant d'embarquer pour la Suède, Privilege (1967) est une fiction satirique qui à première vue s'intéresse au phénomène de la musique pop alors en vogue dans le pays. Après les mass médias, l'industrie musicale de masse.


A contre courant des films qui surfent sur le filon dans ces années 60, et même de ceux qui en explorent le versant négatif (gloire et déchéance, perte de repères individuels), Privilege met en relief également la pop star comme objet de culte et instrument de propagande.


Ainsi, après avoir présenté l'équipe marketing qui exerce son emprise sur l'image et sur la vie de la star, le film incruste le quotidien professionnel de celui-ci dans l'actualité alors brûlante de la guerre froide. Les autorités politiques et les institutions morales traditionnelles en perte de vitesse, inquiètes que se répande dans la jeunesse des idées communistes et anarchistes, se tournent vers un chanteur adulé pour mieux faire passer leur message et susciter dans la population un sentiment de patriotisme.


Du point de vue du spectateur du XXIème siècle, le raisonnement évoque sans problème les nombreux engagements que les stars d'aujourd'hui disent se sentir la responsabilité et le "privilège" de pouvoir défendre, de par leur visibilité et l'ampleur du public qu'ils peuvent toucher. Ambassadrices de ceci et de cela, il n'est pas rare de les voir réquisitionnées, surtout dans les pays fortement capitalistes, pour servir telle cause plébiscitée par une portion de la population, et il est attendu d'elles qu'elles attirent ainsi cette portion vers l'industrie ou réciproquement leur public vers la cause.


Mais dans Privilege, c'est au plus haut de l'Etat que se produit l'instrumentalisation, nous conviant dès lors à concevoir ce qui s'avère être une véritable propagande officielle. Et là ce peut être irritant mais Watkins n'y va pas avec des gants; mettant les moyens dans la mise en scène (lui qui n'aura jamais eu un budget aussi élevé pour un film), à l'image de ce concert aux allures de cérémonie fasciste présenté par un prédicateur hurlant tel le Fürher du IIIème Reich, parsemé de croix chrétiennes illuminées de lumières blanches dans le style pop (ou KKK selon l'endroit où l'on regarde), le chanteur devient la figure messianique d'une nation en proie à la peur. Après avoir gagné son amour hystérique sans le vouloir, il devient le levier pour les adhésions massives aux grandes étables en recherche de moutons fidèles.


Le parallèle effectué n'est pas des plus subtile même si on peut reconnaitre ce qu'il a de très tentant étant donné les similarités de formes attestées entre le culte d'une star de chanson par une foule conquise au point de l'hystérie et celui à l'égard d'un dirigeant totalitaire. La fascination exercée par l'une comme par l'autre sur les foules semble être d'une nature et d'une intensité comparable.


Anticipant le travail qu'il effectuera sur la perception du public avec Punishment Park, Watkins recrute une véritable pop star de l'époque, Paul Jones, pour jouer son sujet principal, et une icône de la mode, Jean Shrimpton, toutes deux ayant subi les affres du succès et d'une industrie étouffante, annihilant l'individualité chez l'artiste. En dépit des qualités d'acteurs moyennes (et ce ne sont pas des acteurs initialement), cela renforce le coté cinéma vérité du style Watkins qui se perfectionnera jusqu'au bout de sa carrière.


Par un intéressant jeu de contraste des styles, c'est entre ces deux là que se trouvent les scènes les plus intimes, filmées dans un style plus éloigné du documentaire, alors que les scènes présentant l'entourage professionnel et le métier de la star nous rappellent régulièrement la présence du caméraman.


Introspecter la réalité via la fiction et filmer l'envers de celle-ci comme un documentaire, tel est le leitmotiv de Privilege qui parvient ici mieux que dans le non moins satirique The Gladiators à agencer les aspects réalistes et ceux engagés du cinéma watkinsien.


On note aussi un travail sur la dimension esthétique dans la vie de la star, via l'usage de la peinture, qui renvoie le vide vécu par l'exploité. Un vide que l'on retrouve également dans la présence-absence du personnage au milieu de ses collaborateurs qui enrégimentent son quotidien, sa santé, ses paroles, son image.


La disparition de l'individualité est le thème véritable au coeur du film et il est instillé avec brio.


Au final, Privilege est assurément un bon film de Peter Watkins. Une plongée dans le piège que peuvent être l'industrie musicale pour la personnalité et le rôle que peut jouer l'instrumentalisation de la notoriété dans l'abêtissement de l'entièreté d'une société. Ceci est traité brutalement à travers le double usage du cinéma documentaire et dramatique, le langage esthétique, parfois avec l'insistance peu subtile du cinéaste contestataire, mais bien dosé contrairement à une oeuvre plus grossière comme The Gladiators.


Il manque cependant une dimension supplémentaire pour en faire un très bon film. On ne sait pas en effet d'où viennent tous ces personnages, quel est le contexte social de leur existence. Là, l'introduction d'entretiens comme dans de nombreux de ses autres films aurait pu boucher cette aporie.


Je mets 4 étoiles pour la réalisation, 3 pour le traitement du sujet, 1 pour la réflexion visuelle.

Greenbat85
8
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Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Peter Watkins : par delà la "monoforme"

Créée

le 30 janv. 2021

Critique lue 46 fois

Greenbat85

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