Je ne comprends guère l'engouement de mes contemporains pour le cinéma de Henri-Georges Clouzot, que je vois comme une sorte de sous-Hitchcock ayant préféré la sociologie à la psychanalyse. Bien sûr, Clouzot a fait quelques films qui comptent dans l'histoire du cinéma français, mais "Quai des Orfèvres" n'en fait malheureusement pas partie.


On commence d'ailleurs par franchement s'ennuyer devant ce film accumulant une interminable présentation des personnages et de la situation, dont la lourdeur est paradoxale si l'on reconnaît la vivacité coutumière du montage de Clouzot : c'est que le jeu "forcé" de la plupart des comédiens, typique de l'époque, tape franchement sur les nerfs (Suzy Delair est insupportable et gâche largement le film à elle seule), et que les numéros de music-hall sont d'une laideur à faire grincer les dents. C'est aussi qu'on attend Jouvet, dont l'apparition, à mi-film seulement, fait enfin démarrer l'histoire... Avouons que Jouvet, impérial comme d'habitude, silhouette célinienne, justifie à lui seul de supporter l'intrigue policière très ordinaire du film, une intrigue dont la légende raconte qu'elle avait été construite de mémoire par Clouzot, aucun exemplaire du livre de Steeman n'étant disponible dans le Paris de l'Après-Guerre : les fans de romans policiers fronceront quant à eux les sourcils devant la manière cavalière dont le scénario traite des éléments-clé comme le vol de la voiture ou la nature de l'arme du crime, en dépit de toute vraisemblance !


Alors cherchons plutôt ce qui singularise ce "Quai des Orfèvres" à mon sens surévalué : une modernité dans le souci de capter une "certaine vérité" de la nature humaine (même si elle est plombée par la noirceur complaisante de la pensée de Clouzot), un traitement singulier de la profondeur de champ, qui évoque presque De Palma dans certaines scènes, l'évocation élégante d'un amour homosexuel (la fameuse phrase : "Vous êtes un type dans mon genre, avec les femmes vous n'aurez jamais de chance"), l'introduction tendre de l'enfant africain du flic et de "son casse-croûte"... peu de choses finalement, mais qui distinguent en effet le film du tout-venant de la production de son époque.


Reste un sentiment de malaise, de déséquilibre infécond : est-ce l'extrême formalisme de ce cinéma story-boardé qui invalide en permanence le regard réaliste jeté sur le milieu du music-hall comme sur celui du Quai des Orfèvres ? Ou encore la perpétuation de la "tradition française" - assez détestable à mon sens - du bon mot d'auteur qui gâche la justesse d'une vision presque naturaliste du désespoir amoureux ?


On remarque en tout cas qu'il y a beaucoup de monde dans toutes les scènes, tous les plans, ce qui nous rappelle que "Quai des orfèvres" peut témoigner d'une autre époque, une époque de foules, d'interactions, où vivait un peuple bruyant et vivant, tellement vivant. D'ailleurs, à la fin, où tout s'emballe, on se croirait presque chez Capra quand ça braille, ça rigole, ça trépigne... sauf que la noirceur de Clouzot remplace la candeur de Capra... Jusqu'à un happy end déplacé, frustrant, qu'on imagine voulu par la production qui craignait de raviver la mauvaise réputation de son metteur en scène.


Le film fut un grand succès, et les nombreux amoureux de Clouzot le portent aux nues. Pas moi.


[Critique écrite en 2018]

EricDebarnot
6
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 9 juin 2018

Critique lue 479 fois

11 j'aime

8 commentaires

Eric BBYoda

Écrit par

Critique lue 479 fois

11
8

D'autres avis sur Quai des Orfèvres

Quai des Orfèvres
Torpenn
9

Jouvet et je viens

C'est amusant comme certains films peuvent marquer plus que d'autres... Là par exemple, j'avais quasiment tout oublié de cette nouvelle adaptation de Steeman par Clouzot, me souvenais juste de Jouvet...

le 12 août 2012

104 j'aime

23

Quai des Orfèvres
Kalian
10

Donnez-moi Delair.

Quai des orfèvres présente bien sûr une enquête policière, en l'occurrence sur le meurtre d'un vieux dégueulasse. Mais si celle-ci fait montre d'une efficacité imparable, son importance n'est que...

le 30 nov. 2010

50 j'aime

20

Quai des Orfèvres
poulet
3

Hmm... Un film de merde sur des cons.

Ha ha ha mais mais mais mais qu'est-ce que c'est que cette moyenne ? Tant de gens ont mis Quai des orfèvres dans leur top 10 ? PERSONNE n'a mis moins de 5 ? Hum hum, c'est incompréhensible. Enfin...

le 6 sept. 2013

36 j'aime

26

Du même critique

Les Misérables
EricDebarnot
7

Lâcheté et mensonges

Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...

le 29 nov. 2019

204 j'aime

152

1917
EricDebarnot
5

Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...

Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...

le 15 janv. 2020

190 j'aime

105

Je veux juste en finir
EricDebarnot
9

Scènes de la Vie Familiale

Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...

le 15 sept. 2020

187 j'aime

25